Des hommes illustres
se jauge du regard en quête d’un courant de sympathie. Dès
qu’un sifflement lointain annonçait un train, les visages résignés se
tournaient vers la grande courbe des rails d’où devait surgir le nuage de fumée
de la locomotive attendue.
Celui qui dépassait tout le monde d’une tête cherchait
surtout à se faire oublier. Il était à ce moment où, pour lui, tout allait se
jouer. Dès réception de la lettre, il avait su qu’il ne découvrirait pas
l’Allemagne de cette façon-là. Maintenant que, sa convocation dûment visée, il
s’estimait en droit d’être rassuré pour sa tante, il lui fallait trouver le
moyen de fausser compagnie à ses camarades. Attendrait-il d’être dans le train,
de sauter en marche ? Ou parviendrait-il à s’échapper en se glissant
discrètement sous les wagons ? Comme il se penchait pour jeter un coup
d’œil sous la rame rangée sur l’autre voie, un soldat soupçonneux s’approcha de
lui et le remit dans les rangs du canon de sa mitraillette. « Cigarette »,
dit-il, en montrant un mégot opportunément jeté sur le ballast, et il sauta sur
la voie pour le récupérer, le fumant aussitôt avec délectation, pour preuve de
sa bonne foi. Du moins avait-il vu ce qu’il voulait voir. Il était possible de
se faufiler avec la valise sous un wagon pour émerger ensuite sur le quai
opposé. En espérant n’y faire aucune mauvaise rencontre. Il ne lui restait plus
qu’à attendre le moment propice, et il recula de quelques pas pour tenter de se
fondre parmi ses compagnons d’infortune, composant avec cette peur montant en
lui et répondant à un de ceux-là qui lui suggérait de filer à l’anglaise par un
haussement de sourcils interrogatif.
Quand, dans un vacarme de bielles, pistons, jets de vapeur,
sabots de freins, le train lentement se présenta à quai, il se produisit une
cohue vers les portières en quête de places assises, après que les jeunes gens
accoudés aux fenêtres et montés à Saint-Nazaire eurent annoncé qu’il n’y en
aurait pas pour tout le monde. Les sentinelles occupées à rétablir la
discipline par des ordres brutaux, il se laissa glisser avec sa valise entre
deux wagons, passa sous le soufflet et se faufila sous l’autre rame. Allongé à
plat ventre sur les traverses, il guetta de longues secondes, le cœur battant à
rompre, les vociférations et l’agitation hystérique que n’eût pas manqué de
provoquer la découverte de son évasion. A chaque coup de sifflet annonçant
l’ébranlement d’un convoi, il empoignait plus fortement sa valise, prêt à
jaillir, se reprochant de l’avoir trop chargée de livres, sans qu’un seul
instant pourtant la pensée lui vînt de s’en séparer. Les minutes passant, comme
l’habituelle frénésie de l’occupant ne se faisait l’écho d’aucune rumeur
alarmante, il commença à ramper sur quelques mètres tout en surveillant les semelles
qui battaient le quai au-dessus de lui. Plus encore qu’une paire de bottes, ce
que son regard redoutait de croiser, c’était les quatre pattes d’un chien
berger, dont le flair à coup sûr l’eût condamné, et les crocs déchiqueté. Mais
ni bottes ni chien, que de pauvres succédanés de chaussures, vieux modèles
fatigués, rafistolés, rééquipés de semelles de bois, de liège aggloméré, ou
même d’un morceau de moquette, dont il pouvait voir, par la fente étroite entre
le châssis du wagon et la bordure du quai, le navrant défilé. Lui, en prévision
de sa cavale, avait négocié avec le facteur, qui bénéficiait d’un traitement de
faveur, l’acquisition de solides souliers en cuir. Il s’était souvenu des
propos d’un évadé de stalag : « Le secret d’une évasion, c’est les
chaussures. »
Pour l’heure, un tablier de maréchal-ferrant eût sans doute
mieux fait l’affaire, tandis qu’il progressait sous la rame, poussant devant
lui sa valise qui butait contre les traverses. Une autre de ses frayeurs était
que le train au-dessus de lui démarrât. Il imaginait le tragi-comique de la
scène, lui à quatre pattes au milieu des rails, la reddition piteuse et ses
conséquences terribles. Que ferait-il semblant de chercher ? Le coup du
mégot ne marcherait pas deux fois. D’ailleurs voilà, c’en est fini de sa
belle : une légère secousse, un imperceptible glissement – mais non, rien
ne bouge de son abri provisoire. Il lui suffit pour se rassurer d’aligner les
roues sur un point fixe : c’est, sur
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