Des hommes illustres
l’autre voie, le convoi des travailleurs
obligés qui se met en branle. Et il adresse un petit sourire soulagé aux
traverses et aux essieux : le train pour l’Allemagne s’éloigne sans lui.
Il est maintenant en bout de rame et se livre à plat ventre
à un inventaire des lieux : fourgons en attente ou oubliés sur une voie de
garage, un cheminot relevant la manette d’un aiguillage, des ouvriers devisant
près d’un dépôt, une mouette contemplative perchée sur un rail, des moineaux
sautillants. De ce côté-ci, la voie ferrée traverse la partie ouest de la
ville. La longer, avec ce grillage bordant l’avenue, il lui serait difficile de
passer inaperçu. Couper par la zone de triage et rejoindre le fleuve ?
Trop d’embûches, et la quasi-certitude de tomber sur une patrouille. Attendre
la nuit ? Sans une cache sûre, il ne donne pas cher de ses chances d’ici
là. Reste la gare. Et il se lance à découvert, franchissant courbé les rails
comme si sa haute taille était trop voyante, marquant une pause accroupi au
pied de l’extrémité des quais, y risquant un regard, guettant recroquevillé
l’arrivée d’un train qui lui permettrait de se mêler à la foule des voyageurs.
En époussetant son manteau pour améliorer sa mise, il constate l’absence de
deux boutons, dont l’un a emporté avec lui sur le ballast un morceau de tissu.
Aux taches graisseuses qui refusent de partir il ajoute même un peu de sang
qui, à sa grande surprise, provient de sa main. Comme il examine la blessure,
des gouttes de pluie se posent sur sa paume ouverte. Il lève les yeux. Le ciel
a profité de son séjour à couvert pour rameuter de lourds nuages d’eau sombre,
porteurs d’un beau déluge. Le maître des éléments est bon prince : la
pluie, qui diminue les ardeurs, sera une alliée précieuse. Ceux qui ont pour
mission de surveiller n’y regarderont pas à deux fois, davantage préoccupés de
se mettre à l’abri.
Les gouttes s’écrasent à présent de tous côtés, environnant
d’un halo de vapeur la locomotive fumante qui, surgie de la grande courbe,
semble chercher sa voie parmi les aiguillages avant de passer, en crachotant
des étincelles, à quelques centimètres de lui. Il se hisse prestement sur le
quai et recolle bientôt à un groupe de passagers. En dépit de ses craintes, il
ne dépareille pas trop dans son piètre accoutrement. La guerre ne facilite pas
le renouvellement des garde-robes et certains ont bien du mal à maquiller leur
misère. Il s’amuse même du mince trait de pinceau sur les mollets brunis au thé
des femmes pour simuler la couture d’un bas de soie imaginaire. Son inquiétude
grandit pourtant quand il surprend à plusieurs reprises deux ou trois regards
qui le dévisagent avec insistance, comme si sa nouvelle condition d’homme
traqué avait imprimé une étoile sur son front. « C’est cuit », se
dit-il, en même temps qu’un liquide glacé lui vrille le cœur. Il ralentit le
pas et, pour se donner une contenance, allume une cigarette. Au moment où la
flamme éclaire son visage dans la vitre réfléchissante d’un wagon, il comprend
que ceux-là s’intéressaient surtout à la couche de cambouis qui lui noircit le
nez. Pour un camouflage de jour, c’est réussi.
La sortie de la gare vers où se dirige le flot des voyageurs
est étroitement surveillée. Devant la multiplication des attentats et des actes
de sabotage, la police allemande, suppléée par la Milice de création récente et
dont la rumeur rapporte qu’elle est plus redoutable encore, intensifie les
contrôles avec la rage des causes perdues. Car le vent commence à tourner pour
les tenants de l’ordre nouveau. Il les aperçoit barrant la sortie, méfiants,
susceptibles, pointilleux, impatients, qui vérifient les papiers, ouvrent les
sacs et les valises, et sur un soupçon tirent cet homme du rang, lequel jette
autour de lui un regard apeuré. Obliquer vers le buffet ? Il se méfie des
policiers en civil et des indicateurs faussement indifférents accoudés au bar
qui abandonnent tout à coup leur verre pour vous prendre en filature. Des
arrestations de ce type, les conversations à mi-voix s’en font l’écho – les
plus pernicieuses, car elles touchent aussi l’ami qui héberge, quand ce n’est
pas toute une filière qui tombe. Comme il avise le hall des départs, lui
revient en mémoire une version latine de ses années de collège où un berger
rusé subtilise des bœufs en les
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