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Des Jours sans Fin

Des Jours sans Fin

Titel: Des Jours sans Fin Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Christian Bernadac
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n’oublierai jamais : deux infirmiers amenaient au chef de block trois malheureux qui, atteints d’un relâchement des intestins et pris de court, avaient souillé leur chemise et apparemment leur paillasse. L’Allemand se jeta férocement sur le premier et le saisit à la gorge.
    — « Cochon ! Triple cochon ! Comment as-tu fait cela ? »
    — « Ich habe die Scheisserei », répondit l’autre (inutile de traduire le mot ignoble, n’est-ce pas ?).
    — « Ach ! Du hattest die Scheisserei… Eh bien je vais te la faire passer ! » Et tenant toujours par le cou sa victime chancelante, il la secoua à cinq ou six reprises, d’avant en arrière, d’arrière en avant, tout en la conduisant perfidement à proximité d’un pilier de la baraque. Là, il lui imprima une dernière secousse et l’abandonna… Le malheureux, mal assuré sur ses jambes, tomba à la renverse et sa tête vint buter contre le socle en ciment du poteau, avec un bruit mat que j’entendrai longtemps. Le coup était parfaitement calculé : l’homme était mort sur le coup, étendu et les bras en croix, comme au théâtre.
    — Pendant que les infirmiers récupéraient la chemise et portaient le cadavre sur le tas, le bourreau procéda de la même manière à l’égard du second malade. Mais il dut s’y prendre à deux reprises pour lui casser la tête, le malheureux ayant eu, la première fois, l’impertinence de tomber de travers.
    — J’étais resté debout, figé sur place, n’osant ni avancer ni reculer. Quand vint le tour du troisième, je fermai les yeux. C’était un malade dépourvu de chemise. Il était tout barbouillé d’ordure et le chef ne sut par où le prendre.
    — « Zum Waschraum ! » Au lavabo, cria-t-il.
    — Sans doute, le pauvre diable eut-il la vie sauve. La dysenterie l’aura doucement emporté un peu plus tard… Le bourreau se tourna vers moi.
    — « Compris », me dit-il en français ; il cligna de l’œil et sourit.
    — Je lui rendis son sourire, lâchement.
    Dans le courant de la nuit, je comptai dix-sept morts. Le matin, au réveil, il y en avait quarante-trois.
    « Ça a été une faible journée », me dit un ancien.
    — L’ancien avait dit vrai et je pus m’en assurer par moi-même : en effet, à mon retour au Revier, je fus affecté au Schönungsblock Nimbus, voisin du block 23, et la chambre 5 que j’occupais était orientée de telle sorte que je pouvais voir, de ma couchette, la fenêtre de la baraque tragique par laquelle on évacuait chaque matin, les cadavres destinés au four crématoire. Les corps étaient jetés dans la cour, sans aucun ménagement. Les uns, déjà rigides, tombaient tout d’une pièce et roulaient comme des bûches ; les autres, encore mous, prenaient les attitudes gauches des poupées de son désarticulées, avec leurs membres disloqués, leurs têtes ballantes, les yeux grands ouverts et la bouche béante.
    — Les ouvriers du crématoire, chaussés de vastes bottes d’égoutiers, gantés d’énormes moufles à crispin, prenaient les morts par les pieds et par les mains et, après un court balancement, les jetaient sur un chariot, par rangs de quatre superposés. Chaque voyage comprenait de douze à seize morts. Nous avons compté jusqu’à cent trente morts dans une journée, pour le seul block 23.
    — J’ai assisté à cet affreux spectacle quotidien plus d’un mois durant, au moment du repas de midi, et je ne suis jamais parvenu à m’endurcir. Certes, la vue de la mort m’était devenue indifférente ; mais mon imagination évoquait sans cesse les familles de ces malheureux. Nous étions à la fin de la guerre, visiblement. Les Alliés avaient remporté des succès substantiels et définitifs. L’armistice et la libération des prisonniers n’étaient plus qu’une question de jours et les cœurs des parents, des épouses et des enfants pouvaient enfin se gonfler d’espoir.
    — Hélas ! non ! l’absent resterait l’absent. On ne le verrait jamais tourner au coin de la rue, amaigri, sans doute, mais joyeux et le sourire aux lèvres. Et à Pâques prochaines, sa photographie déjà jaunie, s’ornerait de la traditionnelle branche de buis !
    — Je sais bien que cette sensiblerie paraîtra niaise et puérile. Je ne sais pas jouer au surhomme et j’avoue que, certains jours, mon émotion allait jusqu’aux larmes, au grand mépris de mes voisins de lit, des hommes, eux, des hommes forts qui, dans ce

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