Des Jours sans Fin
et leur traduction dans les principales langues de notre monde, la satisfaction d’avoir fait découvrir les camps de concentration à des milliers d’hommes, de femmes de tous âges, de toutes conditions qui n’en avaient jamais entendu parler, d’avoir contribué à ce que l’on ne confonde pas les déportés (comme c’est encore le cas parce que la démagogie de certains l’a imposé) avec les travailleurs volontaires en Allemagne ou les requis du Service du Travail Obligatoire i , il me reste surtout l’amitié de ceux qui m’ont confié une « partie d’eux-mêmes », presque toujours le plus secret de leurs secrets – dangereux, pour leur équilibre, à réveiller – et qui ont bien voulu me dire que je ne les avais pas trahis…
Fils de déporté, la déportation m’a profondément marqué. Je suis allé à elle, comme un archéologue pour découvrir non pas les objets (les anecdotes) mais la signification profonde de chaque couche (comportements, attitudes, réactions, conclusions). La confrontation, l’opposition même des faits, des sensations, la « mise à plat » des vérités individuelles, sans vouloir en donner une interprétation, sont les obligations déontologiques de l’informateur qui n’a pas à entrer dans les rancœurs, les inimitiés et, pourquoi ne pas le dire, les querelles nées de la pluralité des fédérations ou d’amicales de camps. Qu’on le veuille ou non, la déportation « à l’échelle industrielle » est une invention de notre siècle et la relation, l’étude de sa naissance ou de son développement par le témoignage, n’ont que faire des mesquineries ou des chamailleries d’école. Qu’importe que tel « voyageur » du « Train de la Mort » ait été collaborateur. Il était dans le train. Celui à qui je pense était même à l’arrivée le seul survivant de son wagon. Qu’importe que tel prêtre ou tel médecin ait monnayé ses hosties ou son aspirine parce qu’il avait un peu plus faim que les autres, son « expérience » ne mériterait-elle aucune attention ? À mon sens, sont beaucoup plus graves certains témoignages orientés, en particulier quelques-uns publiés au lendemain de la Libération et qui veulent – pour l’Histoire – accréditer des contre-vérités, des mensonges, des charges. Car il est vrai que le « récit » unique est dangereux. C’est pour cette raison que j’ai toujours voulu donner plusieurs « visions » d’un même événement.
Je n’ai été, de ces dossiers sur la déportation, que le concepteur, l’enquêteur, l’ordinateur, le traducteur. Je crois que ces témoignages resteront. D’abord parce qu’ils doivent rester et qu’ils sont la preuve quotidienne, pour les générations futures, d’un crime absolu, inimaginable, ensuite parce qu’à leur manière, ils sont une force de dissuasion : l’Homme qui a créé Auschwitz, Mauthausen ou Oranienburg est capable, un jour – si les circonstances humaines, sociales, économiques, politiques le permettent – de créer d’autres Auschwitz, d’autres Mauthausen, d’autres Oranienburg. Le témoignage des déportés est le meilleur garant contre le retour de pareilles « circonstances ».
Des Jours sans Fin n’est pas une conclusion à cette enquête. J’aurais souhaité que ses chapitres figurent directement à la suite du « Neuvième Cercle ». Les obligations de l’édition ne l’ont pas permis. Des Jours sans Fin retrace donc la vie et la mort dans d’autres kommandos dépendant de l’empire de Mauthausen. Kommandos inconnus, comme la plupart des kommandos des grands camps, mais qui occupent une place importante, souvent la première, dans l’histoire de la déportation.
C. B.
LE PAIN ii
Qu’est-ce donc, aujourd’hui qu’un pain ?
Pour ceux qui, jamais, n’eurent faim.
Si peu de chose, autant dire rien.
Pour nous, misérables humains
Qui, durant de longs jours sans fin
Aspirions, bien souvent en vain,
À ce misérable bout de pain,
Pour calmer la dévorante faim,
Cela représentait tout, ou rien.
Qui peut, aujourd’hui, se l’imaginer ?
Ce qu’il représentait d’espoir,
Ce morceau, si mince et si noir,
Après qu’en portions il eut été coupé
Et, à chacun, chichement distribué !
Avec quelle délectation il était consommé
Et les miettes soigneusement ramassées
Sous les yeux pleins de dédain
De nos sinistres assassins.
Parfois, parmi nous,
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