Des rêves plein la tête
encore
Gérard se levait de temps en temps la nuit pour le faire boire ou le changer de
couche.
— Voyons,
Laurette, c'est pas la job d'un homme de faire ça ! la réprimanda sa mère. Je
me souviens pas avoir
vu une seule fois
ton père se lever pour vous autres quand vous étiez jeunes.
— En tout cas, je
changerais ben de place avec lui, moi, rétorqua sa fille sur un ton vindicatif.
— Plains-toi donc
pas. T'as un mari pas mal accommodant. Pense que c'est pas tous les hommes qui
accepteraient de garder les enfants chaque samedi pour permettre à leur femme
d'aller magasiner.
— Ça le dérange
pas pantoute, m'man. Lui, d'abord qu'il a son journal et qu'if peut écouter son
maudit radio tous les soirs, il est ben. C'est à cause de ça qu'il est pas
décollable de la maison.
Il s'agissait là
des deux seuls reproches que Laurette pouvait formuler à l'endroit de son mari.
Gérard était devenu particulièrement casanier et possédait un appétit
insatiable pour l'information dont il discutait volontiers autant avec ses
beaux-frères qu'avec Eugène Bélanger, leur nouveau voisin de droite, un éboueur
à l'imposante stature.
Le magasinier
avait passé une bonne partie de l'été qui achevait à écouter à Radio-Canada les
commentaires inquiétants de René Arthur sur les bruits annonciateurs de guerre
en Europe. Sa femme devait déployer des trésors d'imagination pour le forcer à
l'accompagner le dimanche après-midi chez ses parents, rue Champagne, où les
attendaient Armand et Pauline ainsi que Bernard et Marie-Ange. Aucun des deux
frères Brûlé n'avait encore d'enfant. Lorsque les Morin arrivaient avec leurs
petits, ils remplissaient littéralement l'appartement de leurs grands-parents.
— Ça a quasiment
pas d'allure de débarquer avec les quatre enfants chez ton père tous les
dimanches que le bon Dieu fait, faisait parfois remarquer Gérard à sa femme.
Quand on entre là, on a l'air d'une vraie tribu.
— Est-ce que
t'aurais honte de nos enfants ? demandait alors Laurette, l'air mauvais.
— Ben non. C'est
pas ça. Je trouve ça gênant, c'est tout.
-— Mon père et ma
mère aiment ça, eux autres, voir les enfants, déclarait tout net la mère de
famille. Si jamais on essaye de les faire garder, tu vas voir ce qui va
arriver. Ils vont nous obliger à venir les chercher à la maison.
Le 1er septembre,
on interrompit toutes les émissions radiophoniques pour annoncer que
l'Allemagne venait de déclarer la guerre à la Pologne et que les troupes du
chancelier Adolf Hitler avaient lancé une attaque massive qui leur avait permis
de franchir sans difficulté la frontière polonaise.
— Je le savais
que ça s'en venait, une affaire comme ça ! s'exclama Gérard. Ce maudit fou-là,
il y a rien qui va l'arrêter.
— C'est des
affaires qui se passent de l'autre bord, laissa tomber Laurette. Arrête de te
mettre à l'envers pour ça. Ça nous regarde pas pantoute.
— C'est ce que mon
père disait en 1914 et il a ben failli y aller, de l'autre bord, rétorqua son
mari. J'ai deux oncles qui sont morts là-bas.
Le dimanche
suivant, chez les Brûlé, la conversation roula presque exclusivement sur le
conflit qui sévissait maintenant en Europe alors que l'Angleterre et la France
venaient de déclarer la guerre, à leur tour, à l'Allemagne nazie. Chacun y
allait de ses sombres prédictions et Honoré attendit que les femmes parlent de
mode pour chuchoter à ses fils et à son gendre avoir entendu dire par un client
que le gouvernement pourrait procéder bientôt à l'enregistrement national.
— Ça veut dire
quoi, ça ? lui demanda son fils Bernard.
— Ça veut dire
que c'est le premier pas avant l'enrôlement obligatoire des hommes de dix-huit
à quarante-cinq ans, comme à la dernière guerre.
— Mais on n'est
pas en guerre, nous autres, protesta Armand: Ce qui se passe là-bas, ça nous
regarde pas.
— T'as pas
entendu Mackenzie King au radio ? demanda Gérard. Moi, je pense comme ton père.
Ça me surprendrait pas pantoute qu'il annonce qu'on va être en guerre contre
l'Allemagne, nous autres aussi.
Pendant que les
hommes, assis au salon, se perdaient dans toutes sortes de supputations, les
femmes s'étaient retranchées dans la cuisine avec les enfants. Annette
s'esquiva quelques instants en compagnie de sa petite-fille et revint dans la
cuisine en poussant devant elle une Denise vêtue de
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