Des rêves plein la tête
d'allure de
pas être capable de faire de la pâte rendue à ton âge.
— Mais m'man, on
en fait juste une fois par année. D'une année à l'autre, je m'en souviens
jamais, prétexta la jeune fille.
— Laisse faire.
C'est pourtant pas la mer à boire que de faire une pâte mangeable. Regarde ce
que t'as fait. Ta pâte est toute grise et elle va être dure comme du bois.
Jette-moi ça dans la poubelle et recommence. Et essaye de pas gaspiller la
farine, sainte bénite !
— Maudit que
j'haïs ça faire de la cuisine fancy, se plaignit Laurette au moment où son père
quittait la maison pour retourner soigner sa bête à l'écurie.
Pendant de
longues minutes, la mère et la fille s'activèrent, debout devant la table de
cuisine, les mains dans la farine. Soudain, la mère de famille leva la tête et
jeta un coup d'œil à l'horloge.
— Qu'est-ce que
ton père a à bretter comme ça dans l'écurie ? Il me semble que ça fait ben
longtemps qu'il est là.
Au même moment,
Laurette vit son père se diriger vers la maison.
— Il s'en vient,
m'man.
Honoré entra dans
l'appartement, la mine défaite. Sa fille se rendit compte immédiatement que
quelque chose n'allait pas.
— Est-ce qu'il va
mieux ? demanda-t-elle à son père.
— Non,
répondit-il, la voix éteinte. Il vient de mourir.
— Ben, voyons
donc ! s'exclama Annette en abandonnant sa tâche pour se rapprocher de son
mari.
— Quand je suis
revenu dans l'écurie, il était déjà couché sur le côté. J'ai essayé de lui
faire avaler le mélange, j'ai pas été capable. Il faut croire qu'il était rendu
au bout du rouleau.
— Pauvre bête, ne
put s'empêcher de dire sa femme. Des larmes embuèrent les yeux de la jeune
fille. Prince
faisait
pratiquement partie de la famille Brûlé depuis quinze ans. C'était une bête
douce et obéissante qu'elle avait étrillée des centaines de fois.
— Qu'est-ce que
tu vas faire ? demanda Annette à son mari.
— Je vais aller
téléphoner à Corriveau pour qu'il vienne le chercher aujourd'hui. Après, j'ai
pas le choix. Il va falloir que je me trouve un autre cheval. Baptême que ça
tombe mal ! Trouver un bon cheval pas trop cher en plein hiver, ce sera pas
facile. Tout l'argent qu'on était arrivé à mettre de côté va y passer, à part
ça.
La mère et la
fille ne dirent rien. Un cheval était nécessaire pour le travail d'Honoré. La
dépense était importante et inévitable. Le livreur allait bien finir par en
trouver un à sa convenance, mais les conséquences se feraient longtemps sentir.
L'équarrisseur
Corriveau se présenta chez les Brûlé au moment où Armand et Bernard revenaient
de leur journée de travail. Aussi peinés que les autres membres de la famille,
ils aidèrent à charger Prince dans le camion et à le couvrir d'une vieille
toile avant de rentrer à l'intérieur de la maison.
— Ça va faire
drôle de plus le voir dans l'écurie, dit tristement Bernard.
Ce soir-là, au souper,
Honoré déclara aux siens qu'il allait se mettre à la recherche d'un autre
cheval dès que Noël serait passé.
Le 24 décembre,
Gérard se présenta chez les Brûlé au début de la soirée. Laurette avait reçu la
permission de l'inviter au réveillon puisque le jeune homme devait
prendre le train
le lendemain avant-midi pour aller passer deux jours chez ses parents.
— C'est pas mal
plus gai chez vous que chez les Charpentier, fit-il remarquer en s'assoyant
près d'elle, dans le salon.
— On décore tous
les ans, affirma Laurette. Avant la crise, mon père achetait même un arbre de
Noël dans le temps des fêtes. Mais cette année, il l'a pas fait. Il faut dire
qu'il a pas ben le goût de fêter depuis que Prince est mort.
Elle
s'interrompit brusquement en voyant arriver son frère Bernard venu saluer
Gérard. Elle se doutait bien qu'il était envoyé par sa mère pour vérifier que
tout se passait correctement dans le salon, il ne s'attarda pas.
— Je t'ai dit cet
automne que je te parlerais de mes projets aux fêtes, lui chuchota son amoureux
quelques instants plus tard.
— Oui, je m'en
souviens.
— On est rendus
là.
Le cœur de
Laurette bondit dans sa poitrine. Elle sentait instinctivement qu'elle allait
vivre un moment important de sa vie dans les secondes suivantes.
— Bon. Qu'est-ce
que tu veux me dire ? demanda Laurette, la gorge sèche, en
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