Des rêves plein la tête
Honoré.
— On peut ben
faire ça. Les tourtières seront pas prêtes avant dix minutes et les patates ont
pas encore fini de cuire.
Laurette, Armand
et Bernard reçurent chacun une pomme, une orange, un petit sac de friandises et
une écharpe tricotée par leur mère. En retour, Honoré se vit offrir une pipe
neuve et Annette, de la poudre de riz et un ensemble de brosses et de peignes.
Avant de passer à table, Laurette tendit un paquet à Gérard. Il contenait une
paire de moufles en grosse laine grise qu'elle avait tricotées pour lui. Ce
dernier tira alors de l'une de ses poches une petite boîte bleue qu'il déposa
dans ses mains. Elle contenait un petit cœur en argent au bout d'une simple
chaîne du même métal.
-— C'est mon premier
bijou ! s'exclama la jeune fille, le visage illuminé de joie en le montrant à
ses parents.
Le réveillon
qu'on servit cette année-là n'avait rien à voir avec les repas plantureux
préparés par Annette avant la crise. Il manquait le ragoût et la dinde que les
Brûlé n'avaient pu acheter, faute d'argent. La mère et la fille déposèrent sur
la table deux pâtés à la viande, des pommes de terre, deux tartes aux raisins
et un plat de sucre à la crème. Cependant, tout le monde mangea avec un bel
appétit. On avait le cœur à la fête.
— Rends-toi pas
malade, le beau-frère, conseilla Bernard à Gérard qui venait d'accepter une
seconde
portion de tarte.
Il manquerait plus que tu meures d'une indigestion avant de nous débarrasser de
notre sœur.
— Toi, si t'as
l'intention de continuer à veiller avec le grand monde, lui dit sa mère, la
mine sévère, je te conseille de manger et de fermer ta boîte.
Un peu avant
trois heures, l'amoureux de Laurette rentra chez les Charpentier après avoir
remercié toute la famille. On se mit rapidement au lit. Honoré éteignit les
lumières avant d'aller rejoindre sa femme dans leur chambre.
— As-tu pensé que
l'année prochaine, à Noël, notre plus vieille va déjà être mariée ?
demanda-t-il, nostalgique. Il me semble que c'est encore une enfant.
— Les enfants
vieillissent, mon vieux, comme nous autres, soupira Annette avant de lui
souhaiter une bonne nuit.
Gérard quitta
Montréal quelques heures plus tard pour ne revenir que le surlendemain. Quand
il revit Laurette, cette dernière s'empressa de lui demander comment sa famille
avait accueilli la nouvelle de leur union prochaine.
— Ils étaient ben
contents, se limita-t-il à répondre. Au ton de son amoureux, la jeune fille
devina que la
nouvelle n'avait
pas soulevé un grand enthousiasme chez les Morin. S'étaient-ils objectés à ce
que Gérard l'épouse? Elle finirait bien par le savoir.
— Que le diable
les emporte ! dit-elle à mi-voix quand Gérard fut rentré chez les Charpentier.
Après tout, c'est pas eux autres que je vais marier !
Chapitre 5
Le mariage
L'année 1932
réserva à la famille Brûlé deux coups de chance inouïs. Tout d'abord, Bernard,
le cadet de la famille, obtint un emploi régulier à la Dominion Textile. A la
fin de la seconde semaine de décembre, Armand et Bernard avaient été remerciés,
comme prévu, par la société qui les avait engagés en octobre pour nettoyer les
hangars du port de Montréal. Dès le lendemain, les deux frères s'étaient mis à
la recherche d'un nouvel emploi. Un lundi matin, le cadet de la famille s'était
présenté dès six heures du matin à l'usine de la rue Notre-Dame pour être le
premier postulant. Son arrivée coïncida avec la fin du premier quart de travail
et le début du second. Un employé s'étant absenté, le contremaître, un gros
homme bourru, en fit un remplaçant pour la journée. Il fut tellement content du
zèle de l'adolescent qu'il demanda au bureau du personnel de le garder dans son
équipe. Sa demande fut acceptée. Tout fier de lui, Bernard rentra rapidement ce
soir-là pour apprendre aux siens la bonne nouvelle.
Qu'un adolescent
de seize ans ait été engagé alors que des milliers de chômeurs battaient la
semelle dans les rues enneigées de la métropole tenait purement du miracle. A
cette époque de l'année, les soupes populaires ne parvenaient même pas à offrir
le minimum de nourriture aux affamés, malgré toute la bonne volonté de Camilien
Houde, le maire
de la ville. Les mises à pied continuaient dans tous les secteurs de l'économie
et la misère se généralisait.
Le
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