Des rêves plein la tête
Crevier les retint encore un
instant.
— Je vous annonce
dès à présent qu'à compter d'aujourd'hui, madame Gagnon servira les repas à
huit heures trente, midi et six heures, ce qui laissera largement à chacun de
vous le temps de se libérer de sa tâche pour manger. Il n'y aura plus de
nourriture servie à une autre heure. Nous mangerons en commun. De plus, je
demanderai à notre cuisinière de ne plus déposer les plats sur la table. Elle
préparera l'assiette de chacun dans la cuisine. Cela hâtera le service et nous
évitera de nous laisser aller à une gourmandise déplacée en ces temps très
difficiles. Je vous remercie.
Laurette eut à
peine le temps de s'éloigner de la porte avant que le nouveau curé de la
paroisse quitte la pièce pour réintégrer son bureau. Un vent de révolte souffla
alors sur les trois vicaires demeurés dans la pièce.
— Ça a pas
d'allure ! s'écria l'abbé Saint-Onge. Pour moi, notre curé a trop écouté les
discours de Hitler à la radio. Il essaye de l'imiter.
— On va bien
mourir de faim, gémit Raymond Léger dont le col romain semblait trop petit pour
son énorme cou. Avec lui au bout de la table, ça va être gênant de
demander à madame
Gagnon de nous servir une deuxième assiettée.
— Pour moi, tu
vas maigrir, mon Raymond, plaisanta le jeune vicaire. Dans un mois ou deux,
même ta mère te reconnaîtra plus. Tu vas avoir les deux joues collées ensemble
et tu vas pouvoir te faire tailler deux ou trois soutanes dans une de celles
que t'as déjà.
— T'es pas drôle,
Florent.
— Énervez-vous
pas trop vite, fit l'abbé Claveau sur un ton raisonnable. Notre nouveau curé
est tout feu tout flamme. Il vient d'arriver. Attendez une couple de semaines.
Il va revenir sur terre. De toute façon, on n'a pas le choix de lui obéir. Si
on se plaint à l'archevêché, c'est nous autres qui allons nous faire taper sur
les doigts.
Au même moment,
Eugénie Gagnon sortit de la cuisine et demanda à Laurette de prévenir Amélie
que leur dîner était servi dans la cuisine. Quelques instants plus tard, les
trois femmes s'attablèrent et mangèrent la même nourriture que les prêtres.
— C'est ben bon,
affirma Laurette en dévorant le contenu de son assiette.
— Vous allez vite
apprendre, madame Morin, qu'on mange toujours bien avec madame Gagnon.
— Je veux pas
faire la langue sale, reprit la jeune femme à voix basse, mais on dirait ben
que notre nouveau curé est pas comme notre ancien.
Eugénie Gagnon et
Amélie Dussault se jetèrent un coup d'œil entendu.
— Ça, on peut
bien le dire, reconnut la cuisinière sur le même ton.
Quand elle passa
prendre Denise chez sa mère à la fin de l'après-midi, Laurette ne put
s'empêcher de dire ce qu'elle pensait du nouveau curé de la paroisse.
— Ma petite
fille, fais ben attention à ce que tu dis, la réprimanda sa mère. Tu parles
d'un prêtre, oublie pas ça.
Ce soir-là, il
n'en resta pas moins qu'elle éprouva beaucoup de mal à ne pas parler à son mari
de ce qu'elle avait vu et entendu au presbytère. Fait certain, ce premier
contact avec les prêtres de la paroisse avait changé sa manière de les voir.
Dans l'intimité du presbytère, ils avaient pris une dimension beaucoup plus
humaine.
Deux jours plus
tard, la ménagère signifia à la jeune femme que le grand ménage pouvait être
considéré comme terminé. Elle se déclara enchantée de l'aide qu'elle lui avait
apportée et insista pour lui verser trois jours entiers de gages, même s'il
n'était qu'une heure trente de l'après-midi.
— Vous pouvez
être certaine que je vais vous redemander pour le ménage de printemps, promit
Amélie Dussault, au moment où Laurette s'apprêtait à quitter le presbytère.
De retour chez
elle après être allée chercher son bébé chez sa mère, Laurette s'empressa de
dissimuler les quatre dollars et demi au fond de l'un de ses tiroirs en se
promettant de les dépenser parcimonieusement pour les siens quand le besoin se
ferait sentir. Elle était heureuse d'en avoir fini pour reprendre ses tâches
ménagères habituelles. Elle espérait avoir la chance de retourner faire le
ménage au presbytère le printemps suivant, mais le sort allait en décider
autrement.
Chapitre 9
Une visite humiliante
Les premiers
contacts d'Anselme Crevier avec ses paroissiens ne furent pas des plus
chaleureux. Les fidèles, habitués
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