Des souris et des hommes
anglais avec un accent paisano et espagnol avec un
accent paisano. Quand on s'enquiert de sa race, il soutient avec indignation
qu'il est de pur sang espagnol, et il relève ses manches pour vous montrer
qu'au creux du bras, sa peau est presque blanche. Sa couleur, comparable à
celle d'une pipe d'écume bien culottée, il l'attribue aux coups de soleil.
C'est un paisano, et il habite dans ce quartier, sur les hauteurs de Monterey,
qu'on appelle Tortilla Flat , bien qu'il ne soit
pas plat du tout. »
Monterey est un petit port à quelques
kilomètres au nord de Carmel. La douceur du climat en explique, en partie, le
laisser-aller débridé où Steinbeck n'a eu qu'à puiser pour nourrir sa verve
comique et son humeur grivoise. En réalité, plus qu'un roman, Tortilla Flat est une série de contes fortement épicés, une sorte de geste burlesque
où des paisanos, Danny, Pilon, Jésus Maria, Big Joe, et le Pirate accompagné de
ses chiens vivent de l'air du temps, chapardent, s'enivrent et font l'amour
avec un dédain complet de la morale la plus élémentaire. Ils se sont fait un
Dieu à leur usage et qu'ils invoquent à chaque instant. Le monde des miracles
est pour eux une réalité, et ils sont toujours prêts à prier Notre-Dame ainsi
que le faisait Villon. Les exploits de ces mauvais garçons, fort drôles en
eux-mêmes, ne vont pas sans une certaine monotonie, et l'apothéose finale,
glorifiant la mort de Danny, frise l'absurde par son invraisemblance, mais Tortilla Flat n'en est pas moins d'une lecture fort réjouissante et très révélatrice
de ce qu'on pourrait appeler la philosophie sociale de Steinbeck. Pour lui,
Danny et ses amis, loin d'être des fainéants ivrognes et libidineux, sont de
joyeux drilles sans malice qu'on doit aimer pourvu qu'on les comprenne. Celle
attitude ressort clairement de l'avant-propos que Steinbeck écrivit pour la
réédition de son roman dans la collection populaire de la Modern Library (1937). « J'ai écrit ces histoires, dit-il, parce que ce sont des
histoires vraies et parce que je les aimais. Mais la racaille littéraire a
considéré mes personnages avec la basse sottise de duchesses qui s'amusent des
paysans et les plaignent. Ces histoires sont publiées, je ne puis les
reprendre, mais je ne soumettrai plus jamais au contact dégradant des gens
décents, ces braves êtres faits de rires et de bonté, d'érotisme honnête et de
regards francs, de courtoisie bien supérieure à toutes les politesses. Si je
leur ai causé du tort en racontant quelques-unes de leurs frasques, je le
regrette. Cela ne m'arrivera plus. Adios, Monte ! »
Jusqu'à présent il a tenu parole. Il
semble même avoir abandonné toute idée de comique. Dorénavant, son œuvre sera
sérieuse, à l'exception d'une plaquette sans importance, publiée hors commerce
à 199 exemplaires, en 1936, Saint Katy the Virgin [5] . Ce conte, avec son humour sacrilège, rappelle certains contes de
Boccace ou les anecdotes de Rabelais où les moines sont pris à partie. Frère
Paul et Frère Colin, au cours d'une quête, ont reçu d'un méchant homme une
truie féroce que personne n'a jamais pu dompter. Ils parviennent à la
convertir, et l'animal achève son existence en odeur de sainteté après avoir
racheté ses fautes par des visites aux malades et des prières pour les
pécheurs. L'incongruité de ce dénouement, que les imaginations les plus
désordonnées se refusent à admettre, enlève toute valeur à ce récit dont les
premières pages permettaient d'espérer une fantaisie ingénument badine dans le
goût des vieux fabliaux.
La même année, 1936, parut In Dubious Battle où Steinbeck, sacrifiant à la mode du jour, présente un épisode
tragique de la lutte entre patrons et ouvriers. Le litre est emprunté au Paradise Lost de Milton : « Le combat incertain dans les plaines du Ciel
contre le trône du Tout-Puissant. » Le champ de bataille est ici les
vergers de Californie à l'époque de la cueillette des pommes. Profitant d'une
réduction de salaire, le parti communiste envoie un agitateur, McLeod, pour
fomenter une grève. Au cours des 350 pages, nous assistons aux intrigues de
Mac, aux hésitations des journaliers, à l'opposition des éléments conservateurs
du pays et, finalement, à l'échec de la rébellion. Si les sympathies de
l'auteur ne sont pas douteuses, il faut lui rendre cette justice que jamais il
ne tombe dans le fanatisme primaire et la propagande grandiloquente,
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