Don Juan de Tolède, mousquetaire du Roi

au bout de ma pensée et pour cela je suis obligé de reprendre les choses plus haut.
    Cette femme vient de Rome, elle est recherchée. Elle doit fuir. Elle a retrouvé la trace de notre fille. Elle sait que celle-ci vit à Paris. Paris sera donc sa destination de voyage. Elle vient peut-être dans l’espoir de se faire reconnaître par cette enfant abandonnée… Peut-être aussi pour me rencontrer et me la confier. Entre-temps, un imprévu de taille vient changer tout son plan, mais lui ouvre de nouvelles perspectives. Ces messieurs les Importants , voilà un titre qui leur convient bien, je crois, ces messieurs les Importants se mettent en travers de sa route. Ils la menacent de la priver de sa garde armée si elle refuse de remplir un nouveau contrat.
    Comble du comble, je suis la cible.
    Je suis l’homme à abattre.
    Bien. À peine arrivée dans ses nouveaux appartements, elle se sait espionnée. Elle devine bien vite pour qui travaille ce mouchard : ses employeurs – nos cabaleurs – lui laissent peut-être la main libre, mais ils ne la quittent pas des yeux.
    Elle est irremplaçable, du moins en sa partie, mais elle reste suspecte. Au lieu de chercher à se débarrasser de cet intrus, Desdémone songe au contraire, de manière machiavélique, à s’en servir, à retourner cette arme contre ses geôliers pour reprendre sa liberté. Et tant qu’à faire une liberté sans bornes. Je m’explique : elle renvoie, sous prétexte de congé, tout son personnel. Cela donne l’alarme à ce faux serviteur. Desdémone se doute, elle espère même que cet homme va tout faire pour rester sur place, et l’espionner. Je viens. Elle suppose, donc, qu’on l’écoute. Certes,elle ne peut savoir que vous êtes là, également, à quelques pas seulement, caché derrière un autre paravent. Ne venais-je pas de vous donner l’exemple à suivre ? Desdémone va tout dire. Et même davantage… Je suis convaincu que toute sa confession, jusqu’à l’épilogue, est absolument authentique. Hélas. J’ai la joie d’être père, certes, mais que de malheurs, de crimes et de larmes autour de cette naissance !
    Desdémone prend donc de grands risques, mais c’est le prix à payer, le prix de son évasion.
    En avouant notre relation passée, en m’annonçant l’existence de cette fille, elle sait que mes ennemis ne demanderont qu’à s’en servir. Il faut donc qu’elle garde secrète l’identité de l’enfant. C’est impératif. Elle ne veut pas simplement me faire attendre, pour se venger un peu, comme elle l’a dit. Si elle garde le silence jusqu’à sa mort , c’est surtout pour éviter que les autres , nos ennemis, qui seront donc informés en détail, sachent qui est la fille de Mazarin et où la trouver.
    Enfin, idée de génie, elle invente cette histoire de poison.
    Ses jours seraient comptés. C’est une question de semaines.
    Première conséquence de ce coup de bluff, comme disent les joueurs, se délivrer de son allégeance envers ces comploteurs. Puisqu’elle va mourir, on ne peut la faire chanter, l’obliger à aller contre sa volonté. Messieurs, vous êtes les dupes de l’histoire, et une Italienne vous a bien bernés.
    Mais il y a plus fort encore.
    La mort n’est que l’antichambre de la vie
    Deuxième conséquence. Elle n’a plus qu’à mourir. Du moins à le laisser croire. Elle sait que les Grands parleront, des individus dignes de foi. Elle peut compter sur eux pour répandre la nouvelle de cour en cour, de salon en salon. L’information confirmée traversera la France et passera les portes de l’Italie, elle ira de Rome à Venise. Tous apprendront avec soulagement que l’empoisonneuse fut empoisonnée, que le mal fut vaincu par le mal. Ces messieurs du Conseil des Dix n’auront plus qu’à rayer le nom de Desdémone de leur liste noire. Fin de l’histoire.
    Du moins de l’histoire officielle.
    Personne ne saura la vérité.
    Desdémone maîtrise tous les poisons, tous les antidotes.
    Elle pourrait très bien simuler sa mort, échafauder une mise en scène, devant un public choisi. Il faut que l’on voie, que l’on croie, que l’on pleure la disparue ou que l’on remercie le Ciel.
    Une fois le rideau tombé, une fois chacun rentré chez soi, triste ou satisfait, la tragédienne n’aurait plus qu’à soulever le couvercle de son cercueil, respirer à l’air libre, sortir du lit de cette tombe où elle n’aurait fait que dormir. Sous un nouveau nom, incognito, elle pourrait