Don Juan
ribaude se détourna, frissonna d’elle ne savait quelle douleur et s’en alla.
Il y eut grand remue-ménage dans l’hôtel, des gens affairés coururent de-ci de-là pour témoigner que la seule possibilité de la catastrophe évitée les affolait, toute la séquelle des femmes et des suivantes parut éplorée. Don Juan marcha dans un cortège de lamentations, de cris, de larmes, il suivit le flot, monta un large escalier, parcourut des appartements fastueux, refusa jusqu’au bout de se dessaisir de son merveilleux fardeau, malgré les objurgations aigres-douces d’une vieille gouvernante, et, parvenu enfin jusque dans la chambre même de M me la duchesse de Runes, déposa doucement dans un fauteuil la jeune femme évanouie, et tout aussitôt mit un genou sur le tapis, puis s’inclinant sur la main qu’il saisissait la baisa d’un long baiser qui fit tressaillir la jolie duchesse… elle ouvrit les yeux et sourit.
– Relevez-vous, monsieur, dit-elle, et faites-moi la grâce de m’apprendre à qui M. le duc de Runes, mon mari, devra la joie de me revoir vivante…
D’un coup d’œil, la spirituelle Parisienne avait jugé don Juan et que, peut-être, déjà, il attendait trop de sa reconnaissance : d’un mot, elle lui enseignait que sa première pensée allait à son mari. Don Juan avait l’oreille fine. Il entendit parfaitement. Mais il dédaignait les précautions raisonnables, et comme à son ordinaire se jeta à corps perdu dans la bataille.
– Madame, dit-il, vous voyez devant vous don Juan Tenorio, gentilhomme espagnol, de la noblesse de Séville, conduit à Paris par son heureuse destinée qui était de vous rencontrer, l’homme le plus fortuné du monde puisqu’il a eu le bonheur d’épargner peut-être une écorchure à ces mains adorables, l’homme aussi, le plus cruellement déçu, puisqu’il apprend à l’instant que celle qu’il adore appartient à un autre.
Et don Juan s’inclina en étouffant un long soupir.
C’était du plus pur espagnol. Tenorio se trouvait en pleine algarade sévillane. Tout y était : et l’accident évité par sa prompte bravoure, et la belle jeune dame aux yeux encore un peu effrayés, et l’absence du mari, et la déclaration traditionnelle incluse en une phrase alambiquée… en lui-même, don Juan regretta de n’avoir point amené quelques guitaristes.
La duchesse de Runes considéra son sauveur avec un ébahissement amusé, puis :
– Mais… vous m’aimez donc, monsieur ?
Don Juan tressaillit de joie. Il n’eût pu souhaiter meilleure réplique à son rôle.
– En doutez-vous ? dit-il. À quoi donc m’a-t-il servi de me morfondre des jours et des jours à la porte de cet hôtel, de vous suivre de loin quand vous sortiez ? Il y a une heure encore, lorsque ma constance me conduisit une fois de plus devant cette demeure, j’osais me dire que, peut-être, vous aviez enfin daigné apercevoir le respectueux adorateur qui souhaitait donner sa vie pour un sourire, pour un regard de vous. Je vois qu’il n’en est rien… vous m’apprenez que jamais vous n’avez jeté les yeux sur moi… que vous m’ignorez, madame, et vous me voyez cruellement puni de ma présomption. Juan Tenorio, c’est ici la fin du plus beau rêve de ta vie : celle que tu aimes avec tout ce qu’il y a dans ton âme de forces d’amour ignore ton existence et ton cœur, puisqu’elle te demande si tu l’aimes !…
Le visage de la duchesse de Runes prit cette expression de douce gravité qui va si bien aux très jolies femmes, et, se levant, elle tendit sa main à don Juan qui la saisit avec transport.
– Seigneur Juan Tenorio, dit-elle, laissez-moi vous dire que vous avez fait mieux que d’éviter une écorchure à mes mains. Au vrai, vous m’avez sauvé la vie, et pour cela, bravement et bellement risqué la vôtre. Adélaïde de Runes cherchera et, je l’espère, trouvera l’occasion de vous prouver la sincère gratitude dont son cœur est pénétré. Ah ! monsieur, je frémis à la seule pensée de l’affreuse douleur que la nouvelle de ma mort eût apporté à mon bien-aimé duc, et je vous bénis de lui avoir épargné un chagrin qui l’eût tué lui-même…
Et dans le même moment, l’inévitable réaction venant à se produire, la charmante jeune femme éclata en sanglots. Don Juan demeura interdit. Quoi ! La duchesse de Runes aimait donc son duc au point de ne voir dans sa propre mort que la douleur dont eût été frappé le
Weitere Kostenlose Bücher