Don Juan
prise d’un déchirant accès de toux. Quand ce fut fini, don Juan la considéra un instant, puis demanda :
– Que fais-tu là ?
– Pardonnez-moi, monseigneur, dit doucement la ribaude en joignant les mains. Je me suis mise ici pour m’abriter du froid. Mais je m’en vais…
– Tu t’en vas ? Et où vas-tu ?…
– N’importe où… dans la rue… le long de la rue…
– Et que diable fais-tu dans la rue… le long de la rue… ainsi attifée ?
– Mais, monseigneur… je m’expose…
– Tu t’exposes ?…
– Oui. Je m’expose.
– À quoi, par le ciel ? Que chantes-tu là ? Tu t’exposes ?…
– Je ne chante pas, monseigneur. Je ne peux plus chanter. Cela me fait mal à la poitrine. Mais, hier, Ameline m’a dit qu’il est temps que je gagne ma vie, et que j’ai l’âge. Et elle m’a prêté cette robe. Alors, je me suis habillée et je suis venue m’exposer pour qui me voudra.
La ribaude eut un sourire… un sourire qu’on lui avait appris… mais ce fut maladroit, c’était son premier sourire, elle ne savait pas encore.
Une vague lueur de miséricorde se leva en don Juan. Mais il se raidit, et les pensées de bête, encore, firent irruption dans son esprit… les pensées de bête féroce. D’une voix rauque :
– Je comprends, murmura-t-il. Mais, dis-moi, la belle, c’est donc la première fois que tu t’exposes ?
– Ah ! oui, monseigneur…
– Quoi ! nul ne t’a embrassée, ni tenue dans ses bras ?…
– Non, monseigneur. Ils disent tous à Ameline que je suis trop malade.
L’accès de toux la reprit… Don Juan se taisait, saisi peut-être d’un inconscient respect pour cette affreuse candeur…
– Ils ont raison, acheva la ribaude avec une effrayante indifférence. Je sais bien que je vais mourir. Mais je voudrais bien, avant de trépasser, gagner de quoi payer Ameline qui me nourrit et me soigne, et aussi, monseigneur, de quoi payer un drap pour mon corps, une messe pour mon âme. Et c’est pourquoi, selon les bons conseils d’Ameline, je suis venue m’exposer…
La ribaude leva sur don Juan un regard effronté, comme on lui avait enseigné à regarder. Mais elle ne savait pas encore. Ce fut un regard chargé de désespoir inconscient, de désespoir noir. Vraiment : de désespoir. Plus rien dans rien. Et puis, dans ces yeux, il y eut comme un étonnement, et une indécise caresse, et elle rougit. Peut-être se disait-elle que ce seigneur qui lui parlait était beau à voir, peut-être l’aurore d’une naïve admiration se levait-elle sur sa pauvre âme.
– Comment t’appelle-t-on ? reprit don Juan.
– La Blonde monseigneur.
– J’entends. Mais ton nom… tu as bien un nom, dis !
– Certes ! fit la ribaude en riant. Et mon nom, c’est la Blonde. Cela suffit, je pense. En tout cas, je n’en ai pas d’autre à ce que dit Ameline…
– Ameline ? Est-ce ta sœur ?…
– Oh ! non. Je n’ai pas de sœur. Et je n’ai pas de mère. Pas de frère non plus. Je n’ai qu’Ameline… Ameline la Borgnesse.
– À qui il manque trois dents ?
– C’est cela ! s’écria la ribaude, heureuse de se retrouver en pays de connaissance.
– Ameline du cabaret du Bel-Argent ?
– Oui, monseigneur, elle-même.
– Et si je veux te revoir, c’est donc au Bel-Argent que je dois venir te chercher ?
– C’est là, monseigneur. Est-ce que vous voulez me revoir ?
– Oui, la belle Blonde. Je veux te revoir. Car, sur ma foi, tu es l’une des plus jolies filles de Paris, et je t’aime !
À ce mot prononcé d’un accent passionné, la Blonde qui était dans la rue pour s’exposer et qui venait de le dire avec une tranquillité assurément cynique, oui, la ribaude baissa la tête, et une rougeur de pudeur s’étendit sur son visage – pudeur aussi certaine que l’avait été son cynisme. Elle trembla. Elle frissonna. Peut-être sur l’obscur horizon de sa vie voyait-elle trembloter, infiniment timide et confuse encore, la première lueur du rêve d’amour…
Don Juan fouilla son escarcelle.
Des douze carolus de Jacquemin Corentin, il en avait donné un d’abord, puis quatre à Brisard et deux à Ameline la Borgnesse. Il en restait cinq.
Ces cinq pièces, Juan Tenorio les tendit à la Blonde. Elle regarda cela, sourit, allongea sa petite main, la retira sans oser toucher l’or, puis éclata en sanglots…
– Ho ! fit don Juan. C’est donc la première fois que tu vois de l’or ?
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