Don Juan
tout vous dire. Je le fais à regret. Quand vous aurez vingt et un ans, vous lirez donc ce papier. Si je venais à mourir avant ce temps, j’aurai pris soin de léguer à quelque ami sûr le secret de l’épée de Ponthus. Mais j’espère que Dieu me fera la grâce de me laisser vivre assez pour vous élever et faire de vous un bon gentilhomme.
Voici donc ce que j’ai à vous apprendre, sur l’ordre de votre mère : Clother, vous n’êtes pas mon fils… »
Clother se leva tout droit.
Il était bien pâle… et ses yeux se troublèrent… et ses mains tremblèrent…
Il déposa le papier sur la table sans avoir la force de continuer sa lecture, et, dans la vaste salle poussiéreuse, pareille au tombeau de quelque puissant amour, se mit à se promener lentement… Et les armures dressées aux quatre angles étaient comme des chevaliers soudain sortis de la mort pour le regarder pleurer…
Longtemps, bien longtemps, Clother marcha ainsi dans le silence.
Mais c’était un cœur !
Et en ce cœur vivait la flamme des jeunesses impérissables.
Il avait donc en lui des ressources de vitalité contre les douleurs dissolvantes, et, comme un cantique d’amour filial, cette prière monta en un murmure jusqu’à ses lèvres :
– Ô vous que je vois me sourire au fond de ma première enfance, ô vous que je revois penché sur mon berceau sans que cet effort de mémoire m’étonne, ô vous qui avez guidé mes premiers rêves, vous qui m’avez enseigné la bonté, l’amour et la pitié, vous qui avez armé mon bras, ô vous de qui j’ai reçu tout ce qui fait l’honneur de ma vie, la beauté de la pensée, ô Philippe, seigneur de Ponthus, daignez me permettre de rester votre fils !… Un autre que je ne connais pas a pu me donner le jour. Vous m’avez donné l’âme, et vous êtes mon père, mon créateur… Vous êtes parti pour le long voyage d’où nul ne revient, et mon cœur est déchiré. Mais si loin que vous soyez, je vous vois près de moi, je vous entends, vous restez vivant et jeune de votre ardente, de votre indicible jeunesse. Souffrez donc, mon seigneur père, que je n’ambitionne en ce monde de gloire plus haute et plus pure que de faire dire de moi quand je mourrai : Celui-ci s’appelait Clother, digne fils du seigneur de Ponthus…
Réconforté par cette invocation, Clother revint s’asseoir et reprit sa lecture.
Le papier disait ensuite :
« Vous n’êtes pas mon fils selon la naissance…
Mais vous êtes mon fils selon mon cœur, et c’est à vous que, paternellement, je veux consacrer ce qui me reste de vie. Voici pourquoi, Clother :
J’ai aimé. Dans mon existence, il y a eu un amour unique et définitif. Mon premier amour a été aussi mon dernier amour, et je sens que jusqu’à mon dernier souffle cette affection demeurera jeune, vivante et pure, comme au premier instant où elle me pénétra… Celle que j’aimais ne pouvait être mon épouse : j’arrivais trop tard à la conquête de son cœur, mais je l’aimai assez pour l’aimer sans espoir, et elle daigna m’associer à ses douleurs…
Vous êtes né, Clother…
Trois jours après votre naissance, elle est morte…
Et c’est alors, mon enfant, mon fils bien-aimé, c’est alors, c’est dans ce moment terrible où elle succombait, et où il me semblait que la mort me saisissait moi-même, c’est dans cette affreuse minute que j’ai connu l’ineffable bonheur qui remplira ma vie de clarté, qui fait que je bénis Dieu de m’avoir fait naître… Elle me regarda…
Peut-être l’agonie avait-elle détaché déjà son âme des liens de ce monde…
Ce qui est sûr, je le jure, c’est que, dans son dernier regard, j’ai lu que cette âme venait de se tourner vers la mienne… Ô Dieu bon !… ô mon fils !… ce fut un regard d’amour…
Quand elle vit que j’avais compris et que je chancelais sous le poids de cet effroyable bonheur, elle me tendit ses pauvres mains, et elle murmura :
– Vous serez son père… et quand il aura vingt et un ans vous lui direz tout…
Elle ajouta quelques mots pour indiquer en quelles conditions elle voulait que la vérité vous fût dite, et puis elle rendit le dernier souffle… Ces conditions furent que vous seriez instruit de cette vérité dans le lieu même où elle avait souffert, et non ailleurs.
Ce lieu, mon cher enfant, c’est l’HÔTEL D’ARRONCES.
C’est là que, pour obéir au vœu de votre mère, je vous conduirai le jour même
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