Don Juan
l’allée de tilleuls et qu’étant arrivé à la grille, il avait vu une femme et lui avait demandé : « Est-ce vous, madame, qui avez crié, ou pleuré, ou gémi ? » Et que cette dame lui avait répondu : « Non, ce n’est pas moi. Je n’ai ni crié, ni pleuré, ni gémi. Mais puisque vous voici, ouvrez-moi la grille, je vous prie, et me conduisez à l’instant auprès de Léonor d’Ulloa. »
8° Qu’il avait alors ouvert la grille, sans essayer la moindre objection, sans poser à cette inconnue la moindre question, et qu’il avait senti qu’il lui eût été parfaitement impossible de ne pas ouvrir. Il avait alors marché devant la dame inconnue jusqu’au vestibule, et là, lui avait dit, en lui montrant la porte de la salle d’honneur : « Madame, Léonor est là, avec monseigneur d’Ulloa et un de leurs proches parents qui vient d’arriver… » Sur quoi, il était remonté s’enfermer à double tour dans sa chambre, et s’y mettre en prières.
Tel est le récit que, sous la foi du serment, a fait le sieur Jacques Aubriot, intendant de l’hôtel d’Arronces. Et nous n’avons rien à y ajouter.
XXV
LA DESTINÉE DE JACQUEMIN CORENTIN
Le matin de ce 1 er janvier, nous avons vu Juan Tenorio, après son entrevue avec dame Jérôme Dimanche, mère de Denise, se diriger vers la rue Saint-Antoine. Comme nous l’avons conté, il était accompagné de son fidèle Jacquemin Corentin à qui il confia son proche mariage avec la petite Denise, – mariage qui, on s’en souvient ou on ne s’en souvient pas, n’avait pas laissé que d’exciter l’indignation du brave Corentin.
En effet, Jacquemin qui, jamais, ne s’était marié, n’arrivait pas à comprendre qu’on se mariât deux fois – opinion d’ailleurs partagée par une foule d’honnêtes gens. De plus, la première épouse de Juan Tenorio étant vivante, Jacquemin entrevoyait dans cette histoire un cas de polygamie qui, s’il devait être pendable au temps de Molière, entraînait le bûcher ou tout au moins l’estrapade au temps de François I er . Corentin était donc assez inquiet du sort de son maître, malgré que celui-ci eût pris soin de l’informer qu’un mariage espagnol ne pouvait empêcher un mariage français.
Quant à don Juan, il ne concevait aucune inquiétude sur les suites de cette polygamie, ou plutôt il ne pensait même plus à la petite Denise, lorsqu’il arriva dans la rue Saint-Antoine, qu’il se mit à parcourir dans l’espoir de retrouver Clother de Ponthus.
Comme Clother s’était placé au premier rang de l’estrade sur laquelle il avait pris place, Tenorio n’eut pas de peine à le découvrir, et, tranquillement, toujours suivi de Corentin, alla se poster derrière le jeune homme. C’est ainsi que don Juan put assister à la première entrevue de Ponthus et du Commandeur d’Ulloa. C’est ainsi, aussi, qu’il put à loisir examiner Amauri de Loraydan, surprendre ses paroles, noter la bienheureuse haine que le comte portait à Clother.
Enfin, lorsque Ponthus et le Commandeur s’éloignèrent ensemble, Juan Tenorio les suivit.
Mais cette fois, comme Corentin s’apprêtait à marcher derrière lui, il lui intima l’ordre de rester.
– Voici un écu, lui dit-il. Va le boire. Pour ce que j’ai à faire aujourd’hui, tu me gênerais… tu me troublerais.
– Oui, dit Corentin avec amertume, à cause de ma vertu…
– Non, imbécile, à cause de ton nez qui me fait remarquer !
Jacquemin Corentin demeura donc seul, – seul avec son nez dans cette foule à laquelle, en véritable enfant de Paris, il s’incorpora bientôt. Il devint l’une des gouttes d’eau de cet océan humain. Il en éprouva les sentiments divers si mobiles, si rapides en leurs expansions. Ce n’est pas tout, en effet que d’être mêlé à une foule. On peut, des heures, se trouver perdu dans le vaste sein d’une multitude et lui rester étranger. Pour comprendre la foule, il faut être de la famille. Il faut être enfant de Paris pour comprendre la foule parisienne et s’y incorporer. Jacquemin devinait les mouvements du peuple à une rumeur, à un cri, à un rien, et il y participait naturellement. Il était un fragment de cette rumeur. Il était l’un de ces anonymes qui, un jour de fête ou d’émeute, disent le mot définitif. Avec la foule, il s’agita, s’impatienta, cria Noël, battit des mains, décrivit avec ses longs bras des gestes frénétiques dans l’espace, – et lorsque
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