Douze ans de séjour dans la Haute-Éthiopie
Gojamites malmenaient fort ses frères, se rendit également sur le terrain avec un escadron d'élite, et après avoir feint de se joindre au parti de Birro, il alla se mettre dans le camp de ses frères. Birro, déjà piqué de ce procédé, lança ses trois meilleurs cavaliers pour rengager le jeu; ceux-ci chargèrent leurs adversaires et tournèrent bride, entraînant après eux 80 cavaliers du Ras qui s'efforçaient de les envelopper. L'un de ces trois cavaliers était un nommé Teumro Haïlou, qui devint plus tard un de mes compagnons et un de mes plus chers amis. Il était fils de Dedjazmatch, parent éloigné du Ras Ali ainsi que du Fit-worari Birro, dont il était l'écuyer. En fuyant, son cheval s'abattit, il roula à terre, et deux des poursuivants, contrairement à toute courtoisie, lui lancèrent leurs cannes en plein corps.
—Qui m'aime me suive! s'écria Birro.
Ses cavaliers se précipitent avec lui contre ceux d'Ali; celui-ci accourt à la rescousse avec tout son monde; des charges animées s'entre-suivent, et le Ras, trouvant Birro à bonne portée, lui lance sa canne dans le dos. Birro furieux tourne bride et fond sur le Ras en criant:
—À vous, Monseigneur! parez, parez! Moi seigneur de Dempto, moi Birro, le fils de Guoscho, je ne vous lâcherai pas!
Le Ras se perdant dans ses parades se couvrit la tête de son bouclier pour la mettre au moins à l'abri, et il ne chercha plus qu'à surexciter le galop de son cheval renommé pour sa vitesse. Mais Birro, gagnant sur lui, au lieu de lui lancer sa canne, la prit par un bout et frappa le Ras plusieurs fois sur son bouclier, avec si peu de ménagement, qu'il en fit sauter les ornements. La stupéfaction fut générale.
Birro tourna bride vers les siens et les rejoignit en faisant parader son cheval et en criant:
—Ô moi, Birro! seigneur du Dempto, du coureur isabelle que rien n'arrête, voilà comment je relève mon écuyer!
Et, emmenant tous ses cavaliers, il continua sa course jusqu'à son logement, laissant là son suzerain.
L'usage voulait impérieusement qu'avant de se retirer, il reconduisit le Ras jusqu'à sa porte, le bouclier au bras en signe d'allégeance; il avait donc commis une double infraction en frappant brutalement son seigneur et en l'abandonnant sur le mail. Le Ras se contenta de dire:
—Il vaut mieux que ce dadais soit parti; il ne fait que désordonner le jeu.
La Waïzoro Manann, instruite sur le champ de l'événement, gronda vertement son gendre par message.
Le soir, ayant soupé comme d'habitude en compagnie de ses commensaux et soldats favoris, il fit évacuer sa grande hutte et resta seul avec son conseiller intime Tiksa Méred, et son cheval Dempto. La pièce n'était éclairée que par une braisière qui flambait au milieu; dans le fond, Dempto mangeait son orge, aux tintements argentins de sa sonnaille, et Birro, accroupi sur un tapis à terre, tisonnait en délibérant à voix basse avec Tiksa Méred, accroupi aussi en face de lui, sur les suites probables de son emportement du matin.
Les circonstances de cette soirée m'ont été racontées si souvent qu'elles sont restées dans ma mémoire, comme si j'en avais été le témoin.
Tiksa Méred, natif de l'Enneussé et âgé seulement d'une trentaine d'années, jouissait déjà d'une réputation de bravoure exceptionnelle acquise dans maint combat. Birro l'avait fait Fit-worari de sa petite armée, et bientôt après son conseiller le plus intime. Méred, petit de taille, avait le teint presque aussi clair que celui d'un Européen, la figure maigre, expressive, intelligente, les manières distinguées, l'élocution facile. Affable, subtil, résolu, fécond en expédients et habile à se commander, il réunissait tout ce qu'il fallait pour plaire à son maître, dont il renforçait du reste l'autorité, en lui prêtant l'appui de sa popularité et de sa nombreuse parentelle qui faisaient de lui le notable le plus important de l'Enneussé.
Quant au cheval Dempto, la fortune l'avait tiré de l'obscurité à la même époque et aussi brusquement que son maître. Sa taille était moyenne, sa robe isabelle, ses crins noirs; bien croupé, goussant, membru, court-jointé, lippu, orillard et fort en bouche, il avait le col long, le front large et de grands yeux intelligents; sous l'homme il bégayait, s'entablait et dépassait les meilleurs coureurs. Il était cheval de somme, lorsqu'un petit chef du Gojam le vit sous sa charge, devina ses qualités, l'acheta pour un
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