Douze ans de séjour dans la Haute-Éthiopie
monde partirent en s'excusant gauchement de la réception qui nous était faite, et, peu après, il reparut, suivi de gens portant de l'orge, de l'herbe, de l'hydromel, de la bière, des volailles cuites et d'autres mets, ainsi que des pains à profusion; rien n'y manquait, jusqu'à du bois pour notre loyer, même un luminaire. J'invitai les anciens et leur chef à rompre le pain avec nous, pour mieux sceller notre raccommodement; ils participèrent discrètement à notre médianoche et se retirèrent bientôt pour me laisser dormir. Sous prétexte de se tenir sur leurs gardes, mes gens mangèrent et burent presque toute la nuit. Le lendemain, de grand matin, plusieurs habitants nous firent la conduite.
De pareils incidents sont habituels dans la vie militaire en Éthiopie. Les gens de guerre ont droit à l'hospitalité, surtout dans les villages relevant de leur suzerain. Chaque village se règle en conséquence; mais l'insolence trop fréquente des soldats et la susceptibilité souvent querelleuse des habitants provoquent des collisions qui, heureusement, amènent rarement mort d'homme, ce qui s'explique par l'usage de l'arme blanche seulement, dont on peut modérer l'emploi: soldats et paysans s'entre-battent d'une façon mi-courtoise. Après s'être ainsi éprouvé, on se sépare, on compte de part et d'autre les horions et les égratignures, on fait la balance, on fixe le taux de la composition en faveur des plus maltraités, et la bonne amitié s'établit. Quelquefois une blessure dangereuse ou mortelle envenime ces combats, qui vont alors se terminer en cour de justice.
Neuf jours après mon départ de Gondar, j'arrivai à Adwa. Le Dedjadj Oubié campait provisoirement à quelques kilomètres de la ville; je pris deux jours de repos et j'allai lui faire ma visite d'usage. Le Prince déjeunait en petit comité; je fus placé à côté d'un abbé, un de ses commensaux et conseillers favoris, avec qui je m'étais lié à mon premier passage en Tegraïe. Le Prince ne fit aucune allusion au Dedjadj Guoscho ni à la bataille de Konzoula, mais il me questionna à plusieurs reprises sur les forces militaires du Ras et sur celles de Birro, en affectant sa partialité pour ce dernier. J'eus la maladresse de faire l'éloge, irréfutable d'ailleurs, de la cavalerie du Gojam; les convives eussent préféré entendre l'éloge des troupes de leur maître; mon voisin l'abbé me coudoya même deux ou trois fois pour me rappeler que c'était l'occasion de faire ma cour, mais je m'en tins à la vérité, et j'indisposai tout le monde contre moi: circonstance qui me donna à croire que le Dedjadj Oubié n'était, pas sincère dans son alliance avec le Dedjadj Birro. L'abbé demanda à me loger chez lui; le Prince y consentit et donna des ordres pour le vivre de mes hommes. On lui dit que j'avais un fort beau cheval.
—Depuis quand, remarqua-t-il, les Européens se connaissent-ils en chevaux?
Je fis observer qu'il y avait en Europe d'excellents chevaux et des cavaliers dignes de les monter.
—Ouais! reprit-il, le Gojam lui a appris à parler.
Il ordonna cependant que mon cheval fût nourri des provisions de son écurie; mais il me parut qu'il me congédiait avec une nuance d'humeur. Bientôt ses palefreniers apportèrent à mon logement deux trousses de fourrage vert de rebut; je les refusai. Le palefrenier en chef, voyant revenir ses gens, me cria de loin.
—Hé! là-bas, mon cophte, le roi de ton pays stérile n'a pas une poignée d'herbe comme celle-là. Rengorge-toi à ton aise, et ta haridelle jeûnera.
Je ne répondis pas à cette insolence, provoquée surtout par le dépit de voir un étranger possesseur d'un cheval comme le mien. La cavalerie du Tegraïe et du Samen dépend pour ses remontes des provinces à l'ouest de Gondar, et le Dedjadj Oubié ne recevait que des chevaux inférieurs et à des prix très-élevés.
Lorsqu'à la chute du jour, mon hôte rentra chez lui, je lui racontai l'incident et le priai de le rapporter fidèlement au Prince.
—Ce palefrenier doit-être ivre, selon son habitude, me dit-il, mais je vais y mettre ordre.
Il fit venir le palefrenier, le réprimanda, et comme il avait cuvé son vin, il lui ordonna de me demander pardon. Le drôle, selon la coutume du pays, se prosterna le front contre terre, en tenant à deux mains sur son cou une grosse pierre. Je refusai d'abord, parce que je préférais porter ma plainte au Prince, mais sur les instances de l'abbé je cédai et je
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