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Douze ans de séjour dans la Haute-Éthiopie

Douze ans de séjour dans la Haute-Éthiopie

Titel: Douze ans de séjour dans la Haute-Éthiopie Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Arnauld d'Abbadie
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d'hydromel; j'acceptai par déférence, quoique je n'en busse jamais. Le Dedjazmatch me demanda où était mon cheval, et je lui dis les motifs qui m'avaient engagé à l'envoyer par la route du bas pays.
    —Il craint sans doute de le laisser voir, dit-il.
    Puis il me questionna sur le but de mes voyages et il redevint silencieux; mais il me regardait par instants à la dérobée et avec une expression peu bienveillante. On continua à boire dans ce silence qu'Oubié imposait durant ses repas.
    Beaucoup d'Éthiopiens et d'Éthiopiennes ont l'habitude de priser; ils font rarement usage de tabatières comme les nôtres, tout leur en tient lieu: le tuyau d'un roseau ou l'extrémité d'une corne de bœuf, une fiole ou le péricarpe ligneux d'un fruit. Ils répandent du tabac sur la paume de la main, remettent leur tabatière dans leur ceinture et prisent ensuite à petits coups, en partageant avec leurs amis. Les Européens passaient pour avoir toujours du tabac sur eux, soit pour leur propre usage, soit pour distribuer en petits cadeaux. Une des Waïzoros demanda par signe à l'envoyé français de lui en mettre sur la main; celui-ci fit signe qu'il n'en avait pas, et la belle demandeuse tenait encore sa main tendue, lorsque le Prince lui dit:
    —Que veux-tu de cet homme?
    —Une prise, répondit-elle; mais il dit qu'il n'a pas de tabac.
    —Il ment, dit Oubié; sa race est menteuse. Ils prétendent que nous déguisons la vérité; ce sont eux qui vivent de tromperies.
    Je traduisis à demi-voix à mon compatriote les termes de l'injure qui, à son sujet, était faite à notre nation, et comme il ne voulut pas la ressentir, je fis observer avec ménagement au Dedjazmatch que mon compatriote ne prisait pas, qu'il n'avait point de tabac sur lui, et qu'en présence d'un Prince tel que lui il n'en aurait que faire pour s'acquérir des protecteurs. Mais, répétition éternelle de la fable du Loup et de l'Agneau, le Prince, en colère, reprit:
    —Si ton voisin n'en a pas, tu en as toi-même, vous en avez tous, puisque le tabac à priser vient de votre pays; et quand même cela ne serait pas, vous êtes des menteurs et des intrigants que nous sommes trop bons d'admettre chez nous; je devrais vous renvoyer tous à votre roi et lui faire dire que je ne veux plus de ses sujets.
    À ces paroles insensées, je répliquai comme je le devais.
    —Tu comptes aller à Gondar, n'est-ce pas? dit Oubié.
    —Monseigneur, remarqua l'échanson, on assure qu'à Gondar, il ne sort jamais sans une grosse suite et des fusiliers devant lui; il s'est fait petit pour venir chez nous.
    —Je le sais, répondit le Prince; et interpellant mon suivant, debout derrière moi:
    —À qui appartiens-tu, soldat?
    —À lui, répondit en me désignant le pauvre garçon, dont la voix tremblait.
    —Joli maître, par Notre-Dame! reprit Oubié.
    —Et s'adressant aux femmes:
    —Ces Cophtes, qui se croient des hommes! Il leur faut comme à nos seigneurs, des gaillards comme ça, à cheveux tressés, au lieu de se contenter de quelques manants chauves pour faire porter leurs marchandises d'aspect trompeur, avec lesquelles ils viennent abuser de notre ignorance et capter notre bon vouloir.
    J'étais désormais en pleine querelle. J'ignorais qu'Oubié s'était grisé dès le matin; mais mon silence n'eût rien amendé. Je répliquai donc selon mes inspirations. La Waïzoro, auteur involontaire de cet éclat, faisait à mon frère des signes furtifs, l'engageant par un geste expressif à me faire taire. Le Prince, furieux se penchant presqu'à tomber de son alga, me dit:
    —J'ai envie de te raccourcir cette langue dont tu crois te bien servir!
    Et comme je répondais, il ajouta:
    —Par la mort de Haylo, mon père! je vais te faire couper un pied et une main!
    Un des deux pages fit observer, avec ce manque de pitié fréquent à son âge, qu'il serait curieux et neuf de voir comment un Cophte supporterait ce supplice; et le silence suivit cette remarque venimeuse. Je songeai avec désespoir que mes armes étaient loin de moi: j'oubliais le pistolet qui ne me quittait jamais, et, dans mon trouble, portant machinalement la main à ma ceinture, j'en sentis la crosse. Mais ce mouvement fit tomber un pan de ma toge, et laissa à découvert ma main sur mon arme.
    —Ramène ta toge, me dit mon frère; on t'a vu.
    Il ne se trouvait dans la hutte qu'un soldat armé, et il n'aurait pu empêcher une action vive et résolue. Mais la pensée que j'entraînais mon frère

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