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Douze ans de séjour dans la Haute-Éthiopie

Douze ans de séjour dans la Haute-Éthiopie

Titel: Douze ans de séjour dans la Haute-Éthiopie Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Arnauld d'Abbadie
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chez le forgeron; la préoccupation de ces ouvriers est de se défendre des importuns, mais ils n'y réussissent guère. L'un a quelque chose à faire à sa bague, à l'ornement de son bouclier, à son amulette, ou bien deux points seulement, dit-il, à sa selle; l'autre, un ardillon ou une javeline à redresser ou quelque brèche à faire disparaître de son sabre ou de sa faucille; si l'on veut seulement lui confier un outil, il le fera lui-même. Les ouvriers cèdent à ces instances et perdent ainsi leur temps, sans autre bénéfice que l'espoir de s'achalander par ces complaisances, tout en égayant leur travail des conversations qui s'établissent chez eux. Les hommes les plus considérables ne dédaignent pas de se rendre à ces cercles où se répètent les bons mots, les anecdotes, les scandales, les récits des derniers évènements; où l'on fait la description des modes nouvelles, l'énumération des qualités et des défauts de tel cheval, de telle femme; où l'on discute les héros d'amour, ceux de guerre et parfois même des points de théologie, pendant que les plus affamés s'assoupissent sur place ou vont dormir chez eux en attendant l'heure de rompre le jeûne. À mesure que l'ombre s'allonge, on entend les voix plaintives des moines, des lépreux et des étudiants, mendiant de porte en porte au nom du saint du jour, du Remède du monde (Jésus-Christ), de Saint Tekla-Haïmanote ou de Notre-Dame-de-Miel (la Sainte Vierge).
    Les ecclésiastiques, en toge bien nette et en turban blanc, s'empressent vers leurs églises, où les clercs chantent déjà les offices à tue-tête. Les enfants sortent des écoles en criant. Aux divers plaids, les avocats plaident leurs derniers moyens, s'efforcent de retenir encore l'assemblée; les juges s'empressent de prononcer la sentence ou la remise à huitaine. Le travail cesse partout. Sur les chemins qui conduisent à la ville, on voit arriver les voyageurs à pied, à cheval, et des femmes à la file, courbées sous des charges de ramilles ou de petit bois qu'elles ont passé la journée à ramasser. Le tintement des cloches annonce la fin des offices; les rues se dépeuplent; chacun s'est réfugié chez soi, pour y prendre sa première gorgée, son premier morceau. Il est quatre, cinq ou même six heures du soir. Les animaux reviennent des pacages et se dispersent joyeusement pour rentrer au logis, les bêtes de somme hennissant, les vaches beuglant à l'approche de leur géniture.
    Tels sont les derniers bruits de la journée. Quelquefois, une bande de soldats arrive en logement: les habitants rentrent et barrent leurs portes; la rue reste aux étrangers et à ceux qui se sentent disposés à la querelle.
    Les premières clameurs partent ordinairement des maisons des courtisanes ou de celles des femmes qui débitent le bouza ou l'eau-de-vie; les gens du Kantiba tentent quelquefois de rétablir l'ordre, mais lorsque les étrangers sont trop nombreux ou qu'ils relèvent de quelque favori du Ras, on les laisse s'arranger avec les habitants.
    Après un peu de bruit, on finit par s'entendre et répartir les étrangers en logement.
    Le soleil disparaît; la ville se repose; seuls, les détrousseurs ou les coureurs d'aventures se glissent dans l'ombre; bientôt, les hyènes leur succèdent, et, si l'on se réveille pendant la nuit, on n'entend que leurs hurlements sinistres mêlés à leur rire étrange.
CHAPITRE V
    LE ROI DU CHAWA.—DABRA TABOR.—LA WAÏZORO MANANN.—LE RAS ALI.
    De Moussawa à Gondar, j'avais voyagé plutôt comme géographe que comme ethnologue. Les Éthiopiens me paraissaient barbares, ignorants et peu dignes d'intérêt, si ce n'est par quelques traits de mœurs bibliques qu'ils ont conservés plus qu'aucun autre peuple de l'Orient. Leur langue n'étant point absolument inconnue en Europe, je jugeai qu'il me serait inutile de l'apprendre, un drogman intelligent suffisant à mes rapports avec eux. À Gondar, ces opinions commencèrent à se modifier. Le Lik Atskou parlait l'arabe; vieilli dans la magistrature, il se plaisait à m'expliquer le train des hommes et des affaires; mes préventions se dissipaient, mes yeux se dessillaient, et ses compatriotes m'intéressaient chaque jour davantage. Sentant que je m'étais mépris sur leur compte, je dédaignai moins de me rapprocher d'eux en me conformant à leurs habitudes. Mes habits européens s'usaient à vue d'œil; je me décidai à revêtir une toge, et quoique je fusse loin de savoir me draper

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