Douze ans de séjour dans la Haute-Éthiopie
installé sur sa couche, que nous vîmes entrer les deux personnages mandés.
Le premier s'avança en se découvrant respectueusement la poitrine, s'inclina profondément et s'assit sur un tabouret placé pour lui au pied de l'alga du Prince. Sa physionomie était ouverte et intelligente; ses cheveux étaient blancs. Il paraissait avoir soixante-cinq ans, mais sa poitrine profonde et ses épaules musculeuses annonçaient une vigueur persistante; il ressemblait d'une manière frappante à Henri IV. Son regard assuré était celui de l'homme éprouvé par les évènements; sa parole digne, lente et nette, trahissait la conscience qu'il avait de bien dire.
Le second, homme d'environ quarante ans, très-grand, aux larges épaules, aux allures franches et décidées, avait le teint d'un bistre foncé, la chevelure clair-semée, les dents mal rangées, le front large, les traits d'une mobilité extrême, les yeux petits et pétillants d'esprit; il était laid, mais sa laideur avait un charme. Il s'appelait Ymer Sahalou; il était de naissance princière et tenait le rang de Fit-Worari ou chef d'avant-garde, première dignité de l'armée, toujours confiée à un homme de guerre d'élite. L'autre s'appelait Filfilo; il était Blaten-Guéta , ou premier Sénéchal du Prince, et beau-père d'Ymer Sahalou.
On s'entretint d'abord avec des formes cérémonieuses; mais bientôt l'entrain d'Ymer prenant le dessus, on pressa de questions l'homme de Jérusalem, comme ils m'appelaient, et la conversation dura longtemps, sautillante et courtoise, car elle avait lieu entre causeurs experts; le Prince d'abord, l'humouriste Blata Filfilo, Ymer Sahalou, dont les bons mots et les jovialités défrayaient les cours de l'Éthiopie, le Lik Atskou enfin, le beau diseur et le savant.
Quand je voulus me retirer, Ymer Sahalou me dit:
—Tu n'es pas le premier Européen que je vois: étant en Wallo, j'en ai hébergé deux qui passaient par mes villages pour aller en Chawa. J'en ai vu aussi en Bégamdir: des ouvriers en métaux, disait-on, ou des vendeurs d'orviétan; et il m'a semblé que je ne pouvais avoir rien de commun avec eux. Depuis que je te vois, quelque chose me dit que nous sommes gens à nous convenir. Avant de donner l'ivresse, l'hydromel n'exhale-t-il pas son bouquet? Mais on dit que tu ne bois jamais! N'importe, peut-être deviendrons-nous frères; en attendant, je t'offre mon amitié; donne-moi la tienne. Par la mort de Guoscho! ne me prends pas pour un compagnon ordinaire; je suis bon à tout, moi. Tu trouveras peut-être que je vais vite en besogne, mais demande à Monseigneur, comme au premier venu; tout le monde te dira que le cœur et le cheval d'Ymer sont toujours prêts à partir de pied ferme.
Le Dedjazmatch paraissait très-satisfait de voir son général favori me faire ces avances. J'y répondis comme je pus et je me retirai enchanté de cette première visite.
Les allures mâles et polies de mes hôtes, leur attachement réciproque et leur charme particulier, charme que confèrent aux hommes bien doués les péripéties de la vie militaire, tout en eux m'avait frappé au point, que je me disais qu'on vivrait avec plaisir dans leur compagnie.
Le lendemain et le jour suivant, le Dedjazmatch convia à sa table ses principaux chefs, afin de me présenter à eux. La foule continuait à stationner tout le jour autour de ma tente; des huissiers défendaient ma porte, et lorsque je sortais, ils me précédaient pour éloigner les curieux. Un matin, le Dedjazmatch m'entretint de la maladie de son fils aîné, le Lidj Dori, resté en Gojam.
Je répondis que je n'étais pas médecin; qu'on attribuait à tort cette qualité à tout Européen; que chez nous, comme partout, le véritable savoir procure sûrement réputation et fortune, et que ce sont, le plus souvent, les charlatans, qui s'expatrient afin d'exploiter un savoir équivoque. Mais j'avais beau dire, je n'obtenais que demi-créance; afin de prouver du moins ma reconnaissance pour l'accueil qui m'était fait, j'ajoutai qu'en passant en Gojam avec la caravane, je pourrais voir le jeune prince et conseiller ce que le simple bon sens m'inspirerait.
Le Dedjadzmatch dit alors que son fils irait à Gondar où je l'examinerais, pendant qu'il ferait des ablutions à l'église de Saint Tekla-Haïmanote, célèbre par ses cures miraculeuses.
—Tu jugeras de son état; tu trouveras peut-être quelque remède, et, en tout cas, comme je ne crois pas que ta caravane se mette
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