Douze
le monde s’est réjoui, racontait-elle, sa voix s’élevant pour exprimer la joie. Mais bientôt les gens ont commencé à remarquer que quelque chose n’allait pas. (Elle se pencha vers ses enfants d’un air de conspiration et baissa la voix.) La ville était tranquille — si calme que vous pouviez entendre le bruit d’un fermier semant des graines de pavot.
Les enfants lui sourirent, anticipant la fin d’une histoire qu’ils avaient entendue de nombreuses fois auparavant.
— En fin de compte, c’est un petit garçon qui avait à peu près ton âge, Gricha, dit-elle à son fils, qui a compris ce qui n’allait pas. Tout était trop tranquille parce qu’il n’y avait plus de chants d’oiseaux. Les animaux du voyageur avaient non seulement mangé les rats, mais aussi tous les oiseaux du village.
» Et à ce jour, vous savez, pas un seul n’est revenu.
SECONDE PARTIE
Chapitre 18
Je rentrai à Moscou un dimanche. J’étais heureux d’avoir vu la ville à son pire moment car maintenant, bien qu’elle soit encore dans un triste état, je pouvais au moins constater une certaine amélioration. Pour ceux qui, comme Domnikiia et la plupart de la population, étaient partis avant que les Français arrivent, le contraste dut être navrant. Ils avaient vu la ville pour la dernière fois à l’apogée de sa splendeur, l’âme de ses habitants coulant encore dans ses artères, même si par moments ils débordaient de la ville. Quand j’avais vu Moscou pour la dernière fois, elle avait été rasée par le feu pour les deux tiers, une fraction de la population seulement était restée, et les rues n’étaient remplies que de soldats d’occupation français.
En ce jour, les deux tiers de la ville étaient toujours en flammes. Ce n’était pas une surprise pour moi, mais une abomination pour de nombreux autres gens de retour, particulièrement s’ils étaient revenus pour découvrir leur maison détruite. En ce jour, il n’y avait plus de Français dans la ville, ce qui ne changeait rien pour ceux qui ne les avaient jamais vus, mais constituait pour moi une amélioration. En ce jour, la population était encore faible, mais plus importante qu’aux pires moments, et s’accroissait constamment. Pour ceux qui l’avaient vue pleine, la ville semblait encore vide. Pour moi, elle n’était pas encore bondée, mais au moins elle se remplissait.
Je dus donc paraître quelque peu excentrique ce jour-là. Tandis que la plupart des Moscovites de retour étaient hébétés par le choc et erraient en contemplant l’énormité de la tâche de reconstruction – tant personnelle que civique — qui les attendait, je marchais à grands pas avec le plaisir évident d’un voyageur visitant de nouveau une belle ville qu’il n’a pas vue depuis de nombreuses années.
Cependant, je dus arborer la même expression que tous les autres lorsque je posai les yeux pour la première fois sur le Kremlin. Il avait été épargné par les incendies des premiers jours de l’occupation de Bonaparte, en grande partie grâce aux efforts des Français eux-mêmes pour protéger le plus riche joyau de la couronne qu’ils venaient de capturer. Mais, à son départ, Bonaparte avait ordonné que la citadelle soit minée et détruite, afin que nous ne puissions pas récupérer ce qu’il ne pouvait conserver. Il ne pouvait y avoir eu aucune justification militaire à ce geste, contrairement peut-être aux incendies qui avaient mis les Français à mal lorsqu’ils avaient pris la ville ; c’était une simple marque d’irascibilité.
Toutefois, la chance, ayant choisi cet automne 1812 pour abandonner Bonaparte, l’avait complètement délaissé. Le Kremlin n’avait pas été détruit. Peut-être ses subordonnés n’avaient-ils ressenti que peu d’enthousiasme à exécuter un ordre aussi grossier. Peut-être la pluie avait-elle humidifié les mèches. Quelle qu’en soit la cause, seules quelques charges avaient pris feu. Mais, malgré le soulagement des Moscovites, les dommages infligés au Kremlin leur étaient une source d’intense souffrance. Face à la Place Rouge, tout ce qui se trouvait entre l’Arsenal et la tour Saint-Nicolas avait disparu, de même que plusieurs autres tours en direction de la rivière. M’aventurant à l’intérieur, je constatai que le palais à Facettes s’était effondré. Pire que tout, la grande croix dorée qui avait autrefois surmonté le clocher d’Ivan le Grand avait disparu. Elle
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