Douze
elle pouvait aller au diable. L’amour était irrationnel et il était pourtant à la fois juste et beau. La haine ne pouvait-elle être comparable ? Mon expérience des Opritchniki m’avait convaincu que c’était possible.
J’avais d’autres questions, mais pas le courage de les lui poser. Je changeai de sujet.
— Quand pars-tu ? demandai-je.
— Je suis prêt. (Il sourit d’un air penaud.) J’ai déjà pris mes dispositions. Je pars aujourd’hui. (Puis il ajouta : ) Veille sur Natalia et Boris pour moi.
Nous nous embrassâmes. Il n’y avait pas de mots pour se dire au revoir et pourtant, tandis que je m’éloignais, je savais dans mon cœur que nous n’avions pas eu là notre conversation la plus honnête. Dimitri, j’en étais certain, mentait, ou, du moins, ne racontait pas toute l’histoire. Le récit de sa première rencontre avec Zmiéïévitch était trop soigné, trop construit pour le satisfaire lui-même. Il y avait d’autres choses dont il avait voulu me parler, mais qu’il avait tues.
Et pourquoi cela ? Parce que j’étais un menteur moi aussi. Dimitri n’avait peut-être pas la perspicacité nécessaire pour deviner exactement ce que je retenais, mais il me connaissait depuis assez longtemps pour se douter de quelque chose. Ce quelque chose était que j’en avais fait ma quête (une quête que j’allais poursuivre maintenant que je n’avais plus d’excuse pour ne pas retourner à Moscou) : détruire chacune de ces créatures abominables. Et pourquoi ne lui avais-je pas, à mon tour, révélé mon secret ? Parce que je ne lui faisais pas confiance. Je l’avais trompé parce que je savais qu’il me trompait. Son comportement était similaire. Nous ne pouvions ni l’un ni l’autre nous sortir de cette impasse par un acte de foi, aussi petit soit-il.
Comme les choses avaient été plus simples lorsque Max était le seul traître parmi nous ! Sa présence n’avait semé aucune des graines du doute dans notre groupe. Peut-être avait-il simplement été un meilleur menteur que Dimitri ou moi, à tel point que même maintenant, même après qu’il avait été démasqué, même maintenant qu’il était mort, j’avais davantage confiance en lui qu’en ce camarade dont je venais juste de me séparer.
Deux jours plus tard, un grand convoi de voitures à cheval, de remorques et de carrioles s’éloigna de Iouriev-Polski. Nous étions le 14 octobre — plus d’un mois s’était écoulé depuis que nous avions fait nos adieux à Natalia et quitté la ville. Il s’avéra que c’était le dernier jour avant que l’hiver nous tombe véritablement dessus. Le deuxième jour de notre voyage, la température chuta brusquement. Notre chevauchée vers Moscou allait être plus glaçante que quiconque l’avait prévu, mais cela ne durerait que trois ou quatre jours et je serais de retour. La retraite de Bonaparte durant l’hiver russe prendrait bien plus longtemps.
Regardant derrière moi le long convoi de véhicules, j’aperçus les trois diligences couvertes que Piotr Piétrovitch avait employées pour évacuer son « patrimoine » de Moscou. Il était assis à l’avant de la première voiture, à côté du cocher. Derrière lui, dans l’ombre de la capote, je pouvais tout juste deviner un visage que je savais être celui de Domnikiia. Je passai l’essentiel de ce long voyage à l’observer.
Ma propre carriole accueillait une foule hétéroclite — jeunes et vieux, quelques familles –, personne avec qui je ne ressentais une envie particulière de converser. Je me souviens de l’après-midi de notre quatrième jour de voyage, alors que j’apercevais pour la première fois les tours et les dômes de ma ville bien-aimée ; une mère assise à côté de moi finissait tout juste de raconter un conte populaire à ses deux jeunes enfants, faisant ressurgir des souvenirs de ma propre enfance. Je ne contemplai la ville qui se rapprochait que pendant quelques minutes avant de tourner de nouveau mon regard vers Domnikiia.
L’histoire que la mère racontait de façon très vivante à ses enfants avait été l’une des favorites de ma grand-mère, et — malgré sa simplicité — l’une de ses plus étranges histoires effrayantes. Elle parlait d’une ville du sud appelée Ourioupine, et j’écoutai nonchalamment, réconforté par le souvenir de mes craintes d’enfant, qui semblaient maintenant si insignifiantes.
— Lorsque le voyageur et ses créatures sont partis, tout
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