Douze
leur maître préférait les fermiers aux guerriers, et non pas qu’ils préféraient la vie à la mort. »
Il n’y avait aucune folie dans le fait que j’écoutais les voix de mes amis morts, seulement du plaisir. Même lorsqu’ils étaient vivants, je pouvais à tout moment invoquer leurs voix et leurs opinions. J’avais rencontré peu de problèmes qui ne puissent être réduits par la simple question « Qu’en penserait Max ? » ou, presque aussi souvent, « Qu’en penserait Marfa ? ». Maintenant, concernant Max et Vadim du moins, c’était la seule chance que j’avais de les entendre. Même si c’était de la folie, c’était une folie que je choisissais avec plaisir.
Je posai brutalement ma bouteille de vodka sur leur table, de ma main gauche, leur montrant clairement les blessures que j’avais ramenées du Danube.
— Prenez un verre, c’est ma tournée, suggérai-je.
Je ne sais pas si c’était dû à ma générosité ou à mes blessures de guerre manifestes, mais leur attitude se dégela un peu.
— Où cela s’est-il passé ? demanda le plus âgé après s’être versé un verre de vodka, en indiquant mes doigts manquants.
— En Bulgarie, à Silistra.
— Dans une bataille ?
— C’est exact, mentis-je, mais je ne pus empêcher la véritable histoire de se frayer un chemin dans mon esprit.
Ce n’avait pas été lors d’une bataille, mais dans une prison. Après que le prince Bagration eut décidé d’abandonner le siège de Silistra, moi-même et quelques autres fûmes envoyés en ville pour espionner. Nous nous séparâmes et je me retrouvai à loger dans une petite auberge, avec une demi-douzaine d’hommes ou plus par chambre, tous des gens du coin. Elle était commodément située le long des murailles de la ville et, par conséquent, tout ce que j’avais à faire consistait à laisser tomber mes messages par la fenêtre à minuit tous les soirs. Un de mes camarades n’avait qu’à se glisser au bon endroit, à ramasser le message et porter les précieuses informations à Bagration.
Je ne sais pas si ce fut moi ou le courrier qui devint négligent, mais, à la troisième nuit, ce ne fut pas entre ses mains que le petit morceau de papier, recouvert de cyrillique et enveloppant une pierre, tomba, mais entre les mains d’une patrouille turque. Il ne comportait rien de bien intéressant pour eux, même s’ils avaient pu briser le chiffre simple et lire le russe, mais ils avaient vu de quelle fenêtre il était tombé.
Quelques minutes plus tard, des soldats turcs – des janissaires – se précipitèrent dans la pièce. Il me fut assez simple de comprendre ce qui s’était passé, sur la base de leur conversation, mais le problème pour eux était que nous étions sept dans la pièce. N’importe qui avait pu laisser tomber le message, et je m’étais assuré qu’aucun des autres ne m’avait vu aller à la fenêtre.
Ainsi, les Turcs nous regroupèrent pour nous conduire tous à la prison, et ils utilisèrent leurs meilleures méthodes pour convaincre l’espion de passer aux aveux. Bien que j’y aie perdu deux doigts, je n’avais rien dit.
Je me forçai à revenir au présent. Cette partie de l’histoire, cela ne me dérangeait pas de la raconter à la plupart des gens. C’était ce que j’avais narré à Boris et Natalia. Je ne donnais jamais les détails de ce qui s’était passé dans la prison. Mais à ces deux hommes, aujourd’hui, je ne ressentais même pas l’envie de raconter l’histoire dans sa version expurgée.
— J’imagine que vous n’avez pas vu beaucoup de Français par ici, dis-je plutôt.
— Non, pas beaucoup, dit le plus jeune. Le seul Français que vous trouverez dans le coin est le vieux Napoléon, là-haut au carrefour.
Ils rirent tous les deux.
— Je l’ai vu, dis-je. Depuis combien de temps est-il là ?
— Depuis juste après la bataille, poursuivit le rouquin. Il est venu en ville et nous lui avons montré la véritable hospitalité russe.
— Était-il un déserteur, ou simplement perdu ? demandai-je.
— Comment pourrions-nous le savoir ? répliqua le vieil homme chauve. Nous ne parlons pas leur langue. Nous étions juste contents de participer à l’effort pour la Russie.
— Donc cela fait quoi, deux semaines ? demandai-je.
— Presque, dit le plus jeune. Maintenant que le froid s’est établi, il restera là-haut jusqu’au printemps.
— Personne ne va aller le détacher ?
— Pas tant qu’il fait son
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