Douze
travail, dit le plus vieux.
— Son travail ?
— Il garde la peste à distance de nous. Ils en ont terriblement souffert à Toula.
Ses lèvres flétries étaient aspirées dans sa bouche édentée tandis qu’il parlait.
— C’était pendant l’été, dit l’autre homme, à l’évidence plus réfléchi. Ça s’était calmé bien avant que nous pendions Napoléon.
— Tu vas donc le détacher toi-même, alors ? vint la riposte, à laquelle il n’y avait pas de réponse.
Laisser le corps suspendu là-bas tenait à distance la peste, ainsi que, sans aucun doute, les tigres, les Turcs, les éléphants et les Anglais, aucun d’eux n’ayant été vu dans ces contrées depuis que « Napoléon » avait commencé à monter la garde au carrefour. La seule créature qu’il ne pourrait éloigner était la chose même que je devais rencontrer ce soir-là.
Je me remis en route vers le carrefour, laissant mon cheval au village, prévoyant d’être là bien avant l’heure prévue. Je marchais péniblement sur la route, écoutant la neige craquer sous mes bottes et sentant le vent froid sur mon visage. Le croissant de lune bas diffusait tout juste assez de lumière pour me permettre de voir l’ensemble du paysage autour de moi. Regardant par-dessus mon épaule, je vis le village briller de façon chaleureuse et accueillante dans l’obscurité. J’aurais aimé y rester et passer la soirée à bavarder autour d’une vodka avec des gens du coin, rester au chaud et oublier la raison pour laquelle j’étais initialement venu dans ce village, mais je ne le pouvais pas. Un serf peut s’asseoir et rester immobile jusqu’à ce que son maître lui indique ce qu’il doit faire ; un homme libre doit être son propre maître.
À l’occasion, le vent soulevait une petite tempête de neige et je ne pouvais rien voir au-delà du nuage de blancheur devant mes yeux. Cela ne durait qu’un instant. Il n’y avait pas de nouvelle chute de neige et, de ce fait, dans la faible lumière de la lune, je pouvais voir presque aussi loin que pendant la journée. Au carrefour, la neige révélait des traces de quelques paires de pieds supplémentaires passées ce jour, mais pas grand-chose d’autre. Le corps de « Napoléon » était toujours suspendu à sa corde et se balançait doucement dans la brise, conjurant toutes ces terreurs étrangères qui sinon auraient osé visiter le petit village de Kourilovo. Il y avait moins de neige sur son corps qu’auparavant. Vraisemblablement, la chaleur déclinante du soleil avait été suffisamment attirée par son uniforme sombre pour faire fondre une partie de la neige qui le recouvrait. Toute fonte de ce type ne pouvait être que superficielle. Au bout de deux semaines de l’hiver russe, ce Français demeurerait congelé jusqu’au cœur pour toujours ; si ce n’était pour toujours, au moins jusqu’au printemps suivant.
Je décrivis autour du gibet un large cercle, restant à distance respectueuse du cadavre se trouvant en son centre. Mes mouvements étaient partiellement destinés à me tenir au chaud, mais aussi à surveiller chacune des quatre routes qui menaient à moi. Chacune d’elle resta déserte durant un long moment. Ce fut sans doute un peu avant 19 heures que je vis la silhouette d’un homme s’approchant du sud. Il fit son apparition à proximité du taillis que j’avais remarqué plus tôt. Je ne pus que supposer qu’il y avait été caché.
Tandis qu’il s’approchait, je gardai un œil sur les trois autres routes qui alimentaient le carrefour. C’était le moment le plus dangereux, où je pouvais être bloqué sur chacun des quatre chemins, avec comme seule voie d’évasion des champs impraticables, recouverts de neige, où je m’épuiserais facilement. Il n’y avait aucun signe de présence de quelqu’un d’autre. Chaque fois que je regardais en direction du taillis, la silhouette était un peu plus proche. Bientôt, elle était clairement reconnaissable : c’était Iouda.
Lorsqu’il arriva, j’étais à quelques pas du centre du carrefour. Il me regardait droit dans les yeux, immobile, juste à côté de l’homme pendu dont les pieds, oscillant paresseusement dans la brise, lui arrivaient à peu près à la taille. À observer les yeux gris et froids de Iouda, il n’était pas difficile de croire qu’il était aussi mort que le cadavre qui pendait à côté de lui, et que ce qui l’animait maintenant n’était pas l’âme d’un homme, mais
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