Douze
mes souvenirs de ces trois dernières personnes, imaginant Dimitri s’amuser joyeusement avec Domnikiia et cette dernière bavarder innocemment avec la sage Marfa. Je ne voulais pas les voir fusionner. Je ne voulais pas d’une unique créature avec les meilleurs aspects de chacune, pas plus que je souhaitais une unique grande ville de Russie, combinant tout ce qu’il y avait de beau à Pétersbourg et à Moscou. Le résultat serait vain : une perfection synthétique qui ne pouvait satisfaire que le plus insensible des palais. Je ne l’apprécierais pas davantage que si je mélangeais un demi-verre de vin rouge et un demi-verre de blanc pour produire la boisson idéale. Ma tâche était non seulement de les maintenir séparés, mais aussi de préserver leur équilibre : vérifier qu’aucune bouteille ne se vide, et aussi qu’aucune des deux n’en vienne à être si bonne à mes yeux que j’en oublierais l’autre.
Je n’étais peut-être pas au sommet de ma lucidité, mais au moins étais-je éveillé lorsque, plusieurs heures après leur ignoble festin, Iouda et Foma émergèrent de la grange. Au bord de la route, ils échangèrent quelques mots, puis Foma se dirigea vers le sud tandis que Iouda tourna au nord. Le trajet de Foma vers le sud ne pouvait le mener bien loin. Il rejoindrait rapidement la route principale, qui pouvait le conduire soit vers l’est, à Serpoukhov, soit vers l’ouest à Mojaïsk. Cette dernière destination semblait la plus probable. Cela le ramènerait sur le chemin de retraite de Bonaparte. Quant au trajet de Iouda, il n’y avait qu’une seule ville importante au nord.
J’attendis. J’avais de bonnes raisons de ne pas me précipiter pour surprendre les deux vampires restants dans la grange. L’une était que Iouda et Foma pouvaient encore revenir. L’autre était que, sous le voile de la nuit, deux Opritchniki seuls pouvaient s’avérer des opposants valeureux. Je savais que je devais attendre ; attendre jusqu’à midi lorsqu’ils seraient tous deux au nadir de leur conscience et ne pourraient offrir la moindre résistance face à la dague de bois qui transpercerait leur poitrine. Mais la seule satisfaction que je pouvais en retirer résidait dans leur conscience de leur mort. J’avais vu qu’ils aimaient à garder vivantes leurs victimes et que leur seul plaisir venait de la souffrance des autres. Mon raisonnement allait plus loin que cela. Je voulais les voir souffrir mais, de surcroît, je caressais le désir qu’ils sachent pourquoi ils mouraient, et de la main de qui. En toute honnêteté, je ressentais le même désir pour moi-même. Percevoir et comprendre le moment de sa mort doit être l’ultime acte de compréhension, la perception du bien et du mal. Je n’avais pas réussi à être présent au moment de la mort de Max et, avant cela, à celle de mon père. Je ne voulais pas manquer l’instant de ma propre disparition, pas plus que je ne voyais pourquoi ces deux vampires devraient manquer le leur. Ainsi, même si ce n’avait pas été pour les punir, j’aurais voulu qu’ils soient conscients de leur propre mort. C’était tout simplement ainsi que les choses devaient se passer, selon moi.
Par conséquent, ce fut peu de temps avant l’aube, mais très certainement avant, au chant des premiers oiseaux souhaitant la bienvenue au jour nouveau, que je rampai vers la grange et jetai un coup d’œil à l’intérieur, une fois de plus.
Elle était vide. Je m’y glissai. Deux lanternes, suspendues à des poutres du plafond, l’éclairaient. La corde à laquelle j’avais précédemment vu le fermier suspendu était toujours là, ses deux extrémités grossièrement coupées là où son corps avait été détaché. En dessous, le sol était souillé de sang ; deux taches, côte à côte : une pour l’homme, une pour son épouse. Il n’y avait pas grand-chose d’autre. Dans un coin, il y avait une collection d’outils agricoles et, près d’eux, une mangeoire renversée, pas assez grande pour dissimuler un homme. Une échelle conduisait vers le fenil. Il n’y avait aucun signe des Opritchniki, pas même leurs cercueils.
Au-dessus de moi, j’entendis le bruit de rats détalant dans le grenier, leurs minuscules griffes cliquetant et leurs queues serpentant sur les planches de bois, tandis qu’ils le parcouraient à la recherche de nourriture ou qu’ils grimpaient afin de voir si j’étais une menace. Étaient-ce seulement des rats ? Était-ce
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