Douze
la table, voyais le couperet s’abattre chaque fois, voyais le visage torturé de la victime, et les visages indifférents des Turcs lorsqu’ils balayaient le doigt sectionné. Je ne sais pas pourquoi je regardais ; peut-être était-ce l’espoir que j’y deviendrais insensible d’ici à ce que mon tour arrive. Cela fonctionna, mais trop bien. L’insensibilité persista – augmenta – au fil des années. C’était ce détachement, je le compris, qui signifiait que je pouvais – devais – désormais me tenir à cette porte de grange, près de Kourilovo, et observer la torture qui se déroulait à l’intérieur.
À Silistra, seule l’une des autres victimes avait continué à observer comme moi. C’était le deuxième de la rangée, un jeune homme, à peine plus qu’un garçon. Lui non plus n’avait pas crié lorsque la lame s’était abattue et avait emporté son doigt. Quand ils vinrent à moi, je hurlai certainement. J’ignore pourquoi la douleur de la deuxième incision était tellement plus aiguë que la première. Peut-être était-ce l’anticipation. Je n’étais pas prêt à avouer, mais je me demandais combien de doigts je pourrais perdre avant de céder. Je pouvais faire face, pensai-je, à la perte de ma main gauche tout entière, mais combien de doigts de ma main droite pourrais-je perdre avant de devenir inutile en tant qu’homme ? Mais pourquoi m’en préoccupais-je ? Ils allaient me tuer de toute manière.
De nouveau, je sentis mon sang couler sur mes autres doigts. Cela ne serait pas rapide, mais la perte de sang elle-même finirait par être suffisante pour me tuer. L’un des soldats nous fit signe de tenir nos mains au-dessus de nos têtes. Cela réduisait l’écoulement, mais ce n’était pas un acte de bonté. Ils avaient déjà fait cela, ce qui démontrait leur expérience. Lever les bras pour réduire l’écoulement de sang prolongeait nos vies, et cela ajouta une douleur nouvelle, lancinante, lorsque nos bras furent engourdis. Je sentis le filet chaud de mon propre sang s’écouler le long de mon bras et sur ma poitrine.
C’est lorsqu’ils furent passés au troisième doigt que vint l’aveu ; mais pas de moi. Il vint de quelqu’un qui, à ma connaissance, n’avait pas le moindre lien avec les ennemis des Turcs ; le garçon qui était le deuxième de la rangée, qui n’avait pas détourné son regard de la table. Il y eut un silence après qu’il eut parlé ; du soulagement sur les visages des captifs – même sur celui du garçon –, de la satisfaction sur ceux des geôliers. Je me rappelle avoir entendu les calmes gazouillis des oiseaux à travers la haute fenêtre. Nous avions été dans la prison toute la nuit.
Étonnamment, le garçon avait avoué juste après, et non avant, qu’on lui eut sectionné le troisième doigt. La douleur avait-elle brisé son esprit ? Il n’en avait pas l’air. Je ne pouvais que deviner qu’il avait accompli ce dont je n’aurais pas rêvé : il avait décidé d’épargner le reste d’entre nous. Si c’était le cas, il était un noble naïf, mais un naïf tout de même. S’il avait inventé le fait qu’il était un espion – comme c’était certainement le cas, à moins que nous ayons été deux –, ils allaient rapidement le découvrir. Et alors la torture reprendrait pour nous autres – peut-être une méthode nouvelle, pis même. Ce n’est qu’à ce moment-là que je fus réellement tenté d’avouer, mais même alors je ne le fis pas.
Tous les sept, nous fûmes reconduits dehors, dans la lumière matinale d’avant l’aube, pour être de nouveau jetés dans les deux petites cellules où nous avions été précédemment retenus. C’est à cet instant-là que le garçon a tenté de s’enfuir. Il fut sur le mur de la prison en un clin d’œil et sur le point de sauter de l’autre côté lorsqu’un coup de feu retentit. Je le vis tomber, mais j’étais déjà parti dans la direction opposée. Ma main gauche me piqua lorsque j’agrippai le sommet du mur, puis elle glissa dans le sang graisseux qui en suintait toujours. Mais j’avais déjà trouvé une prise de la main droite et je me hissai par-dessus le mur. Les Turcs avaient tous poursuivi le même fuyard et prenaient conscience de leur erreur. Les balles sifflèrent au-dessus de ma tête, mais il était trop tard. Je fus assez chanceux pour m’échapper de la ville et pour ne pas saigner à mort : je survécus. Je ne sais pas ce qu’il est
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