Douze
Pouvais-je réellement reprocher l’ensemble de mes malheurs actuels à ce seul homme ? Il n’avait pas transformé les Opritchniki en vampires, pas plus qu’il ne leur avait demandé de venir à Moscou. Ce premier événement était le fait de Satan, tandis que l’autre était celui de Dimitri, avec notre consentement à tous. Et pourtant, il fallait se rappeler que les Opritchniki, malgré leur capacité à tuer, étaient au fond des charognards et non des prédateurs. Pour prospérer, ils devaient exister dans une matrice de mort et de peur. Pour sûr, en temps de paix, ils pouvaient assurer leur subsistance en Valaquie, tuant juste assez de paysans pour survivre sans attirer trop d’attention sur eux-mêmes ; mais, en temps de guerre, où la mort était monnaie courante, ils pouvaient s’adonner à leurs inclinations les plus carnassières. La guerre créait une atmosphère dans laquelle tous les autres maux pouvaient foisonner, paraissant triviaux en comparaison du tribut quotidien versé à la mort et aux carnages. Une guerre est un endroit idéal pour dissimuler un crime – un arbre de plus dans la forêt. Et qui pouvait être assez prosaïque pour se focaliser sur, peut-être, une centaine de morts causées par les Opritchniki, comparées aux centaines de milliers de personnes tuées par la guerre dans chaque camp ? Bonaparte n’était pas juste responsable de ces centaines de milliers de morts, il dévalorisait aussi le moindre autre décès, la moindre autre tragédie survenant en Russie, sinon dans le reste de l’Europe, durant cette période. Lorsque tant d’hommes meurent comme des héros, qui se souvient de ceux qui meurent seuls et effrayés ?
Je changeai de monture à Troïtskoïe. Ils n’en avaient pas de ferrée, et je dus attendre presque une demi-heure avant de pouvoir me remettre en route. Il était tentant de poursuivre sur mon cheval précédent, mais il était fatigué et parvenait à peine à se maintenir au trot. Une fois que je me remis en chemin, le retard fut rapidement rattrapé. Même ainsi, le soleil était déjà en train de se coucher lorsque je parvins à la périphérie de Moscou. Je continuai jusqu’à la ville et attachai mon cheval non loin de la rue Degtiarni, afin de m’approcher à pied.
Je frappai à la porte avec impatience. Ce fut Piotr Piétrovitch qui l’ouvrit. Il me toisa du regard de haut en bas, notant ma tenue débraillée, grimaçant avec un dédain qui ne convenait guère à un homme de sa profession.
— Mlle Dominique est indisponible ce soir, me dit-il avant que j’aie prononcé le moindre mot.
— Avec qui est-elle ? demandai-je.
— Par « indisponible », j’entends qu’elle n’est pas là. Vous devriez réessayer demain.
— Où est-elle ?
— Je n’en ai aucune idée. J’aurais pensé que vous seriez homme à savoir où elle se rend en soirée.
J’aurais pu l’écarter de force de mon chemin et me précipiter vers la chambre de Domnikiia, mais je n’avais aucune raison de douter de sa parole. Lorsque, précédemment, Domnikiia avait été occupée avec un client, il me l’avait annoncé sans détour, retirant du plaisir du fait que je doive la partager.
— Margarita est-elle là ? demandai-je, espérant qu’elle puisse avoir une meilleure idée de l’endroit où s’était rendue Domnikiia.
L’attitude de Piotr Piétrovitch changea légèrement. Je n’étais plus une menace potentielle pour sa source de revenus – le prétendant tenace qui risquait de lui voler son attraction vedette –, j’étais redevenu un simple et banal client, prêt à opter pour Margarita si mon premier choix était indisponible.
— Ah, je vois que monsieur apprécie les brunes. Mais je crains que Margarita soit indisponible elle aussi. Raïssa est libre mais, s’il vous plaît, capitaine, allez vous changer avant. Et peut-être vous laver, aussi. Si ce n’est pour Raïssa, au moins pour les autres clients.
J’eus un sourire calme et contemplatif qui, je l’espérais, donnait l’impression que j’étais sur le point de lui briser le nez, puis je fis demi-tour et m’en fus. J’ignorai complètement où commencer à chercher Domnikiia. Il y avait une petite chance pour qu’elle soit allée me retrouver à l’auberge, mais elle n’avait aucune raison de s’attendre à ce que je sois de retour à Moscou si tôt et, même si elle s’y était rendue, elle n’attendrait pas une fois qu’elle aurait appris mon absence. Mon plus
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