Douze
ne pouvais faire face à cette idée. Je ne pouvais faire face à rien du tout. Je fis demi-tour et m’enfuis dans les rues sombres de la ville. Je la tuerais demain, et la laisserais vivre cette nuit.
Je ne sais pas où j’errai cette nuit-là. Chaque cauchemar éveillé dont j’avais fait l’expérience au cours de mon voyage s’était réalisé. J’éprouvais l’étrange sensation que Iouda avait triché. J’avais soigneusement calculé qu’il ne pourrait pas être à Moscou avant plusieurs heures – assurément qu’il ne pourrait arriver avant moi. Et, par conséquent, si cela n’était pas possible, il ne pouvait pas avoir réussi. Donc il ne venait pas de mélanger son sang à celui de Domnikiia et, ce faisant, de la transformer en une créature aussi infernale que lui-même. C’était un argument d’une logique parfaite, sauf que j’avais été témoin de l’événement dont je venais tout juste de conclure qu’il ne pouvait avoir eu lieu. Domnikiia était devenue un vampire, et aucun recours auprès des dieux de la raison ne pourrait changer cela.
Et après tout, il ne fallait qu’un peu d’imagination pour trouver une dizaine de manières pour Iouda de parvenir à Moscou avant moi. Comment pouvais-je appliquer la moindre loi physique à une telle créature ? Selon certaines légendes, il pouvait se transformer en chauve-souris. À quelle vitesse une chauve-souris peut-elle voler ? Cela n’a aucune importance ; un vampire sous la forme d’une chauve-souris peut voyager bien plus rapidement. Il avait pu se réduire lui-même à la taille d’un insignifiant homoncule et être transporté à Moscou dans ma propre sacoche. Absurde ? Qui étais-je pour en juger ? De surcroît, cela n’avait aucune importance. D’une façon ou d’une autre, Iouda avait atteint Moscou. D’une façon ou d’une autre, cela avait été possible. J’avais, avec ma suffisance, calculé qu’il ne pouvait y arriver, mais j’avais observé des règles auxquelles Iouda n’avait aucun besoin de se conformer. C’était comme jouer aux échecs contre un adversaire pouvant soudain annoncer que sa reine se déplace d’une façon que je n’avais jamais apprise.
Invoquer le surnaturel n’était même pas nécessaire. Tout ce dont Iouda avait eu besoin était d’une autre voiture et d’un cocher humain. Il avait pu s’allonger à l’arrière et dormir dans son cercueil, protégé de la lumière du soleil par des fenêtres obscurcies, tandis que son complice le conduisait au grand galop à son rendez-vous avec Domnikiia. J’avais déjà soupçonné qu’il pouvait avoir un serviteur humain pour s’acquitter des tâches qu’il était impossible d’accomplir à la lumière du jour.
Je n’avais aucun besoin de choisir l’explication correcte. Le problème était que je n’avais pas envisagé ces possibilités précédemment. Si je n’avais pas été aussi arrogant à l’idée que j’avais battu Iouda, j’aurais alors pu empêcher ce qui s’était produit. J’étais horrifié par ma propre stupidité.
Mais l’horreur réelle me venait du fait de la totale absence de coercition de la part de Iouda. Domnikiia avait fait ce qu’elle avait fait de son plein gré. Elle ne m’aimait pas assez, elle n’aimait pas assez Dieu, ou même la vie, pour résister à la tentation de l’immortalité, même si cette immortalité était accompagnée d’une damnation éternelle. Elle savait que les Opritchniki étaient des vampires, je le lui avais dit. Elle savait qu’ils étaient le mal. Toutes les fois où nous en avions parlé – lorsqu’elle avait dit que vivre éternellement était juste un fantasme, lorsque nous avions ri ensemble de la lettre pompeuse de Iouda –, elle m’avait caché quelque chose, quelque idée secrète selon laquelle, en réalité, Iouda avait raison et moi tort.
C’était cette trahison qui m’était si douloureuse. Si ç’avait été quelque étranger qui avait choisi la voie que Domnikiia avait prise, ou même quelqu’un que je connaissais et que j’aimais mais dont je n’attendais pas qu’il ou elle m’aime, ç’aurait été différent. J’aurais ressenti une tristesse passagère pour la personne assez stupide ou corrompue pour souhaiter devenir un vampire, mais cette révélation même de leur nature véritable effacerait toute sympathie sincère de ma part. Tout comme Iouda avait indiqué que le désir d’être un vampire est la seule qualification requise pour
Weitere Kostenlose Bücher