Douze
toutefois contraint d’écouter ce que Iouda avait à dire, pour comprendre ce qu’était l’attraction qui pouvait transformer volontairement un homme en monstre.
— Pour être libérés de quoi ? demandai-je.
— La plupart des hommes veulent être libérés de nombreuses choses, mais tous recherchent – et peu y parviennent – à être libérés d’eux-mêmes. C’est cela que désire l’homme qui boit le sang chaud et frais d’un vampire. C’est ce que j’ai moi aussi trouvé – être affranchi des contraintes de la conscience ou de Dieu – à me repaître dans le plaisir ultime qui existe dans la douleur d’autrui, aussi bien en tant que spectateur qu’en tant qu’instigateur, sans la pression poisseuse de ses propres… sentiments. (Il prononça ce dernier mot comme s’il avait un goût de poisson pourri, puis il sourit.) Vous, entre tous, Liocha, connaissez cela.
Il regardait attentivement les cicatrices de ma main gauche tout en parlant, mais je savais qu’il ne pouvait pas se rendre compte à quel point ses paroles étaient vraies.
— Et cela fait que devenir un vampire en vaut la peine ? demandai-je, à la fois fasciné et révulsé par ce qu’il avait dit.
Il fit une pause et pencha la tête en avant. Son ombre, longue et déformée dans le soleil bas derrière lui, allait aussi loin que mes pieds.
— Je ne sais pas, dit-il péniblement. Il y a tant de restrictions, tant de choses qui doivent leur manquer. Le désir de tuer est indissociable du désir de manger, comme chez les humains. La première prise de la nuit satisfait ces deux appétits, mais, à mesure qu’ils ont moins faim, ils perdent aussi, dans une certaine mesure, l’envie de tuer. En cas d’indigestion, l’appétit devient écœurement. C’est bien mieux de séparer les deux ; de manger par faim et de tuer par plaisir. Chassez-vous, Liocha ?
— À l’occasion, dis-je.
— Alors peut-être comprendrez-vous ce que je veux dire. Mais, plus que cela, il y a des problèmes simples et mécaniques qui rendent la vie de vampire bien peu attrayante. Par exemple, avez-vous jamais envisagé, Liocha, qu’un vampire ne peut jamais regarder dans les yeux de sa victime lorsque la vie la quitte ? Vous le pouvez, et je suis certain que vous l’avez fait. Vous savez ce que cela fait de regarder le visage d’un homme lorsque, grâce à vous, il rend son dernier souffle. Que vous le considériez comme un plaisir ou non, vous savez ce que c’est. Un vampire doit mordre le cou et, par conséquent, il ne peut jamais profiter de ce plaisir.
» Maintenant, avec mon couteau…
Il se pencha en avant, jetant son cigare de côté, et tendit la main vers le couteau. J’étais si captivé par ce qu’il disait, et son geste était tellement approprié dans le cadre de la conversation, que je le laissai presque faire. Ce ne fut qu’au dernier moment que je donnai un coup de pied à sa main pour l’écarter. Il se rassit, droit, et leva ses paumes vers moi en signe d’excuse. Le garde à qui j’avais parlé jeta un coup d’œil vers nous en voyant le mouvement, mais ne fit rien.
— Avec mon couteau, poursuivit Iouda, je peux infliger toute la douleur que peut causer un vampire avec ses dents, et bien davantage, et pourtant je suis toujours libre de fixer le visage de ma victime et d’observer la moindre exquise réaction à chacun de mes épouvantables actes. En me joignant aux autres – les Opritchniki, je crois que c’est ainsi que vous nous appeliez en tant que groupe –, j’avais onze autres armes bien plus brutales que je laissais infliger la souffrance, tandis que je pouvais m’asseoir et faire l’expérience du plaisir.
Tandis qu’il parlait, je me retrouvai confronté au souvenir de la scène dans la grange, près de Kourilovo. Chacun des Opritchniki s’était plié à la moindre suggestion de Iouda. Il avait à peine touché l’homme, n’avait jamais goûté sa chair, et pourtant il était celui qui avait retiré le plus de plaisir de la situation. Le soleil, qui s’était maintenant levé à l’est, derrière la tête de Iouda, apparaissant plus grand par sa faible déclinaison, formait une auréole ironique.
— Quelle liberté, je me le demande, ont-ils réellement – les vampires – à laquelle je ne sois pas parvenu moi aussi ? demanda Iouda.
— Parvenu ?
— Vous avez raison, comme toujours, Liocha. Je ne peux pas prétendre y être parvenu. C’est une chose que j’ai toujours eue – une
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