Douze
avez-vous changé de camp ? Combien de guerres avez-vous tenté de prolonger pour vos propres fins ? (Je tergiversais inutilement.) Ce que je veux dire, Iouda, c’est : quand êtes-vous devenu un vampire ?
— Une question intéressante, admit-il, mais à laquelle il ne répondrait pas.
Je ne l’avais pas remarqué au premier abord, mais, comme notre conversation marqua une pause, j’entendis que les quelques oiseaux ayant, pour une raison ou une autre, choisi de rester dans les arbres durant les mois d’hiver avaient entamé leur chanson quotidienne. Le bleu sombre du ciel avant l’aube commençait tout juste à devenir visible, mais ils l’avaient déjà remarqué et y réagissaient. Je me sentis un peu désolé. Il y avait tant d’autres questions que je souhaitais poser à Iouda et de choses que je voulais découvrir de lui, mais je ne pouvais me permettre d’être sentimental. Je pourrais si facilement regretter la moindre occasion de survie que je pouvais lui offrir.
— Pourrais-je être autorisé à fumer ? demanda-t-il poliment. Je ne voyais aucun mal à cela. Je criai au garde :
— Avez-vous une pipe ? Ou un cigare ?
Il s’approcha et me tendit un cigare. C’était un cadeau fin et flétri – un peu comme l’homme qui l’offrait, fait à l’Espagnole* , roulé dans du simple papier. C’était probablement tout ce qu’il avait. Je lui donnai une pièce en échange, payant – par sympathie pour son empressement instinctif à donner jusqu’à ses biens personnels à l’injonction d’un officier supérieur – un prix similaire à ce que j’aurais demandé lors de mon expérience de vendeur de tabac à Moscou, sous l’occupation.
Une fois encore, Iouda jeta un coup d’œil au garde, à la recherche d’une occasion de fuite. J’allumai le cigare au feu et l’offris à Iouda. Il fit un geste à mon intention, de ses mains liées, et afficha une expression d’humble prière. Je plaçai le cigare entre mes lèvres et libérai ses mains avec son propre couteau, avant de lui tendre le cigare. Ses pieds étaient toujours ligotés, et j’avais avec moi les gardes. De surcroît, ce serait bientôt l’aube et Iouda ne serait plus une menace pour quiconque. Je me sentais en sécurité.
— Merci, dit-il, inspirant profondément.
Je me rassis et lançai de nouveau le couteau dans la neige entre mes pieds. Sachant que le temps était compté, je fouillai mon cerveau à la recherche d’autres questions que je pouvais lui poser. L’une d’elle me vint immédiatement.
— Comment se fait-il que vous soyez parvenu à revenir si rapidement à Moscou de Kourilovo ?
— À cheval, répondit-il simplement. Comme vous.
— Mais il m’a fallu huit heures, et vous êtes arrivé avant moi.
— Eh bien, je suis parti avant vous.
— Ce que je veux dire, demandai-je, contrarié qu’il ne saisisse pas de bonne foi mon idée, c’est : comment avez-vous voyagé en plein jour ?
— Ah, je vois. L’une des nombreuses malédictions qu’un vampire doit endurer. Je me demande souvent s’il y a le moindre avantage à l’être.
— L’immortalité, sûrement, dis-je.
C’était la voix de Domnikiia qui avait glissé cela dans ma tête.
— Idéalement, oui, mais pas dans la pratique. Piotr s’est-il avéré immortel ? Ou Matfeï ? Et que dire de ce garçon – Pavel ? Son existence de vampire n’a duré que quelques semaines. Les vampires sont si faciles à tuer.
— Je n’ai pas trouvé cela très facile.
— Oh que si, Liocha ! Une fois que vous savez quoi faire. Et même si ce n’est pas le cas, cette histoire avec la lumière du jour, ça doit être si douloureux… Des milliers doivent en mourir par accident, simplement parce que quelqu’un ouvre les rideaux.
Il ne parvint pas à dissimuler le rictus de dérision satisfaite qui lui fendit le visage.
— Alors pourquoi des gens choisissent-ils librement cette voie ? demandai-je.
— Comme vous le dites, certains sont des idiots qui le font pour l’immortalité. D’autres font ce choix pour la liberté.
— La liberté ?
— Oui, la liberté. Je doute que les vampires aient le moindre désir d’égalité et je sais qu’ils n’ont aucune idée de fraternité, mais la liberté n’est-elle pas ce que recherchent tous les hommes ?
C’était comme s’il avait lu dans mes pensées lorsque j’avais été allongé à côté de Domnikiia, en attendant de la rejoindre dans ce monde d’immortalité immorale. Je me sentais
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