Douze
Elle était quelqu’un dont je n’avais jamais douté, dont je n’avais jamais eu de raison de douter. Auprès d’elle, je trouverais une retraite sûre et satisfaisante. Mais maintenant, même les conseils de Vadim devenaient ambigus. Comme il aurait méprisé toute idée de retraite.
Je m’approchais du village de Stoudienka. Je descendis de cheval, l’attachai et, malgré le froid glacial, remplaçai la première couche de mes vêtements par mon uniforme français. Contournant le village, caché par les bois, je parvins à une petite colline qui surplombait la rivière elle-même. Je m’y allongeai, presque instantanément dissimulé par la neige en train de tomber, et j’observai les restes en lambeaux de la Grande Armée.
En lambeaux et pourtant magnifiques. Il devait y avoir cinquante mille hommes devant moi ; la moitié étaient des soldats, l’autre, des civils, tous souhaitant désespérément traverser cette rivière, quitter la Russie et revenir chez eux. La grande campagne de Bonaparte était en ruine, l’ambition conquérante de tout homme transformée en terreur par l’instinct de survie. Personne n’aurait pu imaginer que la plus grande armée jamais rassemblée au monde serait réduite, en à peine six mois, à une telle pagaille. Et pourtant, c’était arrivé, et j’étais ravi d’en être le témoin.
Mais, pour une armée réduite à moins du dixième de sa taille initiale, victime du froid infernal d’un hiver étranger, et coincée entre trois armées russes, chacune comptant autant d’hommes qu’elle-même, ils avaient réalisé un exploit remarquable. Deux ponts avaient été jetés par-dessus la rivière. Même maintenant, je pouvais voir sapeurs et pontonniers dans la rivière glacée, de l’eau jusqu’aux aisselles, renforçant et réparant les ponts tandis que des milliers et des milliers d’hommes rompaient le pas pour traverser. Chaque bâtiment du village avait été réduit en pièce pour fournir du bois. Sur les hauteurs, de l’autre côté de la rivière, l’avant-garde avait déjà établi une position défensive. Ils étaient attaqués par le sud. Tchitchagov, prenant conscience de son erreur, était revenu au nord au niveau du point de passage réel. Le déploiement français ayant déjà traversé la rivière le retenait et permettait aux autres éléments de l’armée de s’échapper à l’ouest sans dommage.
Sur la rive est, une foule innombrable attendait pour traverser le long des deux étroits isthmes artificiels : pas seulement des soldats, bien que ceux-ci soient nombreux, mais aussi l’entourage complet dont toute armée a besoin pour survivre, particulièrement si loin de chez elle. Des hommes et des femmes attendaient de traverser la rivière, et ceux dont les fonctions, aussi vitales qu’elles soient, n’exigeaient pas d’eux qu’ils portent une épée ou un mousquet se retrouvaient plus bas dans l’ordre hiérarchique. Cuisiniers, lavandières, forgerons et armuriers étaient parmi ceux qui attendaient de traverser et, même entre eux, un ordre de mérite serait établi. Une armée en retraite, glacée et sans espoir, favoriserait-elle ceux qui détenaient les armes ou ceux qui remplissaient les estomacs ?
Mon intention de repérer un homme parmi des dizaines de milliers n’était pas aussi vaine qu’elle aurait pu sembler. Bien qu’il soit impossible d’examiner la foule de visages fatigués des troupes qui grouillaient et s’agitaient sur la rive, les ponts eux-mêmes étaient étroits et tous devaient traverser par l’un ou l’autre. De fait, la plupart traversaient par le plus petit pont, le plus large étant utilisé pour les canons, les chariots et la cavalerie. Lorsque je l’avais vu pour la dernière fois, Iouda n’avait pas de cheval. Il m’était impossible de savoir s’il en avait trouvé un depuis.
Même si, à l’aide de ma longue-vue, je pouvais inspecter le visage de chaque homme lorsqu’il s’approchait du pont, j’étais si loin que Iouda serait de l’autre côté de la rivière avant que j’aie pu descendre jusqu’à la berge. Ma seule solution était donc de descendre là-bas, au milieu des Français.
Aussi déterminés que soient les Français à faire passer autant d’hommes de l’autre côté de la rivière, c’était au détriment de tout autre élément de discipline militaire. Personne ne me demanda le moindre mot de passe ou papier d’identification lorsque je me frayai un chemin à
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