Douze
d’éclater, il s’effondra en partie dans la rivière. Chevaux, chariots et hommes furent emportés par le courant. Ceux qui se trouvaient sur le morceau du côté opposé se précipitèrent pour se mettre en sécurité, avec un empressement dont ils n’avaient pas fait preuve lorsque le pont était intact. La foule sur la berge ne prit pas tout de suite conscience de ce qui s’était passé et continua à avancer vers ce qui lui semblait encore être un pont, mais qui n’était désormais plus qu’une jetée. Des dizaines d’hommes furent poussés du bord brisé et tombèrent dans la rivière – des soldats devenant marins, contraints au supplice de la planche qu’était devenu le pont suite à son effondrement – avant qu’un semblant d’ordre soit rétabli. Lorsque les gens comprirent ce qui s’était passé, il y eut une ruée vers l’autre pont, où je montais la garde. À ce moment-là, tous les autres gardes avaient abandonné leur poste, soit volontairement, soit tout simplement balayés par la foule. Un maréchal français – je crois que c’était Lefebvre – se tenait au bout du pont et tentait de rétablir l’ordre, mais la foule l’ignorait et, finalement, il fut forcé de traverser avec elle plutôt que de lui résister et d’être piétiné. Je battis en retraite derrière l’un des piliers qui soutenaient le pont, les pieds léchés par l’eau de la rivière qui se glissait par-dessus la glace, et je poursuivis ma surveillance.
À la tombée de la nuit, il n’y avait toujours aucun signe de Iouda. J’avais toujours su que mes chances étaient faibles, mais je compris alors que, indécis comme je l’étais quant à ce que je ferais si je le trouvais, je n’avais pas la moindre idée de ce que je ferais si je ne le trouvais pas. Si l’évacuation se poursuivait, je serais rapidement emporté de l’autre côté du pont avec le reste des troupes. D’une façon ou d’une autre, je devrais leur échapper. Il était préférable de procéder sur cette rive de la Berezina, mais il me fallait envisager de devoir retraverser furtivement ce pont, ou un autre le long de la rivière, pour revenir vers les lignes russes.
Quels que soient les plans que j’aurais pu formuler, je fus interrompu par le bruit de tirs de canons. À l’est, les forces russes étaient désormais beaucoup plus proches. L’arrière-garde française, qui avait retenu le corps principal de l’armée russe, commençait à se désengager. De nouveaux flots d’hommes descendirent sur les berges de la rivière et tentèrent d’atteindre les ponts. De la rive opposée, les boulets des canons français hurlaient maintenant au-dessus de nos têtes pour pleuvoir sur les troupes russes invisibles au-delà des arbres. Avec la tombée de la nuit, il n’y aurait aucune interruption dans la marée d’hommes traversant la rivière, contrairement à la veille.
À mesure que davantage de soldats se pressaient sur le pont étroit, le sentiment que la fin était proche se mit à imprégner l’atmosphère ; l’impression que, si nous ne parvenions pas à traverser maintenant, avant que les Russes soient sur nous, nous n’aurions plus la moindre chance d’en réchapper. Les officiers et les hommes tout autour, qui avaient maintenu un semblant d’ordre, abandonnèrent leurs postes et se joignirent à la mêlée qui poussait et se bousculait autour des ponts. D’autres décidèrent d’oublier les ponts et de tenter de traverser sur la rivière elle-même.
Près de la rive, l’eau demeurait gelée et les hommes commencèrent timidement à marcher aussi loin qu’ils le pouvaient. L’un d’eux parvint à la bordure de la plaque de glace et sauta dans l’eau. En raison du dégel, la rivière était gonflée et rapide. Il fut emporté en aval. D’autres furent plus chanceux. J’en vis deux ou trois qui se débarrassèrent de leurs pistolets, épées et bottes – tout ce qui pouvait les alourdir – et qui ainsi parvinrent à traverser à la nage. Quelle distance pourraient-ils parcourir ensuite sans bottes, je me le demandais, mais il y avait sur les deux rives une abondance de cadavres qui n’avaient plus le moindre besoin de leurs souliers. Un homme plongea et fut lui aussi emporté par le courant, sa tête disparaissant instantanément sous l’eau agitée, pour émerger bien plus loin en aval, de l’autre côté de la rivière, où il parvint à se hisser sur la terre ferme.
En amont du pont, un groupe
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