Douze
c’était une autre histoire.
— Où intervenons-nous ? demandai-je.
— Nous connaissons aussi peu Moscou que les Français eux-mêmes. Vous pouvez nous dire où nous cacher, où trouver l’ennemi. Vous pouvez vous faire passer pour des Russes restés en arrière ou pour des officiers français, comme je l’ai déjà vu faire. Nous ne sommes ni russes, ni français. La plupart d’entre nous seraient rapidement découverts.
Tandis qu’il parlait, il jeta un coup d’œil du côté de Matfeï. Iouda savait bien, comme je l’avais entendu, que son russe pourrait convaincre la plupart des autochtones, sans parler des envahisseurs français. C’était pour ses camarades moins éduqués, tels que Matfeï, qu’il s’inquiétait.
Je réfléchis un moment.
— Je vais en discuter avec Vadim et Dimitri demain. Où allons-nous nous retrouver ?
— Nous avons déjà planifié ces détails avec Vadim. Il vous expliquera.
Sur ce, ils se levèrent tous les deux et s’en furent dans la nuit. À travers les ténèbres, je pus voir que Matfeï bifurqua rapidement, et tous deux suivirent des chemins séparés. Il m’apparut que Matfeï, qui n’avait rien dit durant la conversation, était probablement venu afin d’assurer la protection de Iouda. Je ne pouvais pas imaginer Iouda l’amenant avec lui pour le plaisir de sa compagnie. Évidemment, je ne pouvais être que la seule personne dont Iouda pouvait avoir besoin de se protéger.
Et c’est ainsi que je découvris deux choses. Tout d’abord, que Iouda estimait qu’après ce qui était arrivé à Max il ne pouvait pas totalement compter sur moi en tant qu’allié. En second lieu, que si l’on devait en arriver à un affrontement, Iouda n’était pas totalement convaincu qu’il pouvait gagner.
J’avais fait mes adieux à Domnikiia, mais ce ne serait pas la dernière fois que je devais la voir avant qu’elle quitte Moscou. L’apparition de Iouda et Matfeï à la maison close m’avait rempli d’inquiétude. Il était assez clair que Dimitri leur avait indiqué que ce serait un bon endroit pour me trouver et, une fois sur place, Iouda avait observé par lui-même ma relation avec Domnikiia. Il était également évident qu’il avait découvert, grâce à Margarita, qu’elles se rendaient à Iouriev-Polski. Tout cela pouvait, bien entendu, être mis sur le compte de la paranoïa. Iouda n’avait aucun différend avec moi et, même si c’était le cas, cela ne signifierait pas qu’il tenterait de m’atteindre par l’intermédiaire de Domnikiia. D’un autre côté, j’étais incapable de dormir avant d’avoir au moins vu son départ en sécurité.
Les rues étaient plus calmes que durant la journée. Les carrioles et attelages des environs étaient pour la plupart attachés pour la nuit, leurs occupants dormant dans le véhicule même, prêts pour le trajet qui les attendait. Je me trouvai un point d’observation un peu plus bas dans la rue de la maison close et j’attendis, épiant le moindre signe trahissant la présence des Opritchniki ainsi que de Domnikiia. Il était à peine plus de 6 heures quand, éclairés par les premiers rayons du soleil et annoncés par les chœurs de l’aube, trois attelages couverts se rangèrent devant la porte. La porte s’ouvrit et les trois cochers pénétrèrent à l’intérieur, ressortant avec malles et sacs qu’ils chargèrent dans la voiture arrière. Ils réitérèrent leur trajet encore et encore jusqu’à ce que celle-ci soit quasiment pleine. Puis une procession de huit femmes et d’un homme sortit à son tour. L’homme était Piotr Piétrovitch, un personnage d’une richesse ostentatoire mais indéniable. Comment sinon pouvait-il se permettre trois attelages, alors que les membres des plus riches familles de Moscou échangeaient leurs héritages les plus précieux pour une unique place sur une charrette de foin ?
Je fus parcouru par un frisson de satisfaction tandis que je me concentrais sur Domnikiia. C’était une sensation inexplicablement excitante. J’aurais pu aller jusqu’à saluer Domnikiia face à face, si je l’avais souhaité. Si elle avait su que j’étais là, en train de l’observer, cela ne l’aurait pas dérangée le moins du monde. Et pourtant, pour quelque raison inconnue, je tirais un plaisir bien plus grand à l’épier en secret.
Piotr Piétrovitch verrouilla sa porte à l’aide d’une grande clé. Quatre des filles grimpèrent dans la voiture de tête et
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