Douze
s’écarta de la charrette en reculant d’un pas et ferma les yeux pour un moment de prière silencieuse, les rouvrant pour faire sa déclaration.
— Lorsqu’un homme saint décède – un homme qui est sans péché ou un homme dont les péchés ont été pardonnés –, il n’y a alors aucune raison pour que ses péchés abandonnent son enveloppe charnelle. La putréfaction d’un corps humain est causée par le départ de ses péchés. S’il n’y a aucune souillure à évacuer, alors il ne peut y avoir putréfaction. J’ai vu cela sur les corps de nombreux prêtres et moines décédés, mais le constater sur le corps d’un simple soldat est rare. Et pourtant, rien ne s’oppose à ce qu’un soldat puisse être vierge de tout péché. Cet homme a dû mener une vie des plus saintes.
Je passai délibérément à côté de l’essentiel.
— Mais maintenant qu’il est mort, on peut quand même le décharger pour laisser une place à un vivant, dis-je.
— Non, non, mon fils, expliqua le prêtre en secouant la tête avec un sourire paternel. Le corps d’un homme tel que celui-ci mérite plus de respect que celui de tout pécheur vivant. Ne le touchez pas.
Sa bénédiction s’étendra aux deux hommes qui sont allongés à ses côtés. Et à vous aussi, ajouta-t-il en se tournant vers les deux hommes qui tiraient la charrette.
Une fois que le prêtre eut parlé, il n’y avait plus la moindre possibilité de discuter. Les deux hommes se redressèrent et la charrette se remit bruyamment à rouler dans la rue, accompagnée par un essaim de croyants souhaitant voir davantage du miracle que venait de décrire le prêtre. Ils auraient certainement été plus à leur place dans les rues de Nazareth que dans celles de Moscou. L’homme blessé et son compagnon poursuivirent à pied. Le bruit de ses pas alternait avec le claquement abrupt de sa béquille, l’appui ferme de son pied droit botté avec le long et vain grattement de sa jambe gauche traînante.
Je marchai avec eux quelque temps, m’éloignant diamétralement de ma destination, arrêtant chaque charrette et chaque carriole qui passait pour voir si elle avait de la place pour un blessé de plus. La dixième à laquelle je m’adressai en eut enfin et nous le hissâmes donc à bord. Son ami me remercia profondément et marcha aux côtés de la charrette avec une énergie nouvelle. L’homme blessé ne saisissait pas assez ce qui se passait pour lever la tête et me regarder. Les derniers vestiges de vie qui subsistaient en lui étaient entièrement focalisés sur le fait de marcher, de continuer à marcher, comme il l’avait fait tout le long du chemin de Borodino à Moscou. Peut-être que, maintenant qu’il était transporté, sa dernière raison de rester en vie lui avait été enlevée. Je doutai qu’il y ait en fin de compte une grande différence entre le sort d’un homme mort dont le corps ne pourrissait pas et celui d’un vivant dont la jambe était en train de se putréfier.
Je fis demi-tour et je repris le chemin par lequel j’étais venu. Il était déjà plus de 11 heures, et je me hâtai donc de rejoindre le rendez-vous avec Vadim et Dimitri. Je traversai la Place Rouge, autrefois magnifique et qui, désormais désertée, pouvait être vue dans toute sa splendeur. Toutefois cette splendeur n’était rien, ou presque, en l’absence de quiconque pour l’apprécier, ou même l’ignorer. La Place Rouge était proche du cœur de cette ville que tout le monde tentait de fuir. Et ainsi, tel l’œil de la tempête la plus effrayante, c’était l’endroit le plus silencieux au monde.
Comme je dépassais Saint-Basile et poursuivais en direction du pont de la Moskova, qui se trouvait à côté du Kremlin et traversait la rivière, je retrouvai la foule grouillante. Je progressai, lentement, à contre-courant. Elle comprenait une centaine de soldats, chacun avec sa propre histoire, tout aussi pitoyable que celle des hommes que je venais de rencontrer, mais je ne pouvais en aider aucun. Je pris soudain conscience de l’absurdité de geindre sur des problèmes qui m’affectaient moi et moi seul, lorsque tout autour de moi, la vie de chacun de mes compatriotes était dans la tourmente. Mes préoccupations pour Max et mes inquiétudes pour moi-même semblaient se perdre dans cet océan de visages. Qui, étudiant le pont avec un certain degré de perspective, pouvait m’isoler dans la foule à travers laquelle je me frayais un chemin ?
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