Douze
Pour n’importe quel observateur extérieur, l’impact global de cette migration de la population d’une ville entière aurait bien plus d’importance que ma propre histoire ou même l’histoire de chacun de nous. Moscou était à l’agonie, et qu’était le sort d’un seul Moscovite face à cela ? Autant envisager le sort des cellules individuelles dans la jambe gangrenée de ce pauvre soldat, et oublier la mort imminente de l’homme tout entier. Même le Seigneur Dieu, qui pouvait voir au fond de l’âme de tout homme sur ce pont, ne verrait sûrement au fond de la mienne aucune raison supérieure de s’intéresser à moi plus qu’à tout autre.
La tentation me saisit de m’abandonner, de laisser le flot de la foule m’emporter dans la direction de son choix et non du mien puisque, quelle que soit la direction dans laquelle j’allais, personne ne s’en rendrait compte. Mais quelqu’un, je le savais, allait s’en rendre compte. Dieu n’était peut-être pas en mesure d’agir comme une sentinelle permanente dans la vie de chacun d’entre nous, mais Il nous choisissait comme Son adjoint. En me demandant qui s’inquiétait de ce qui m’arrivait à moi, ou à Vadim, à Domnikiia, ou à la mémoire de Max, je fournissais au moins une réponse : moi-même. Et par la simple mention de ces noms, je me rappelai d’autres qui, bien qu’ils doivent observer le pont de la Moskova depuis la surface de la lune, parviendraient néanmoins à m’identifier parmi tous ceux qui m’entouraient.
Je poussai en avant. En regardant, sur la berge opposée de la rivière, je vis Vadim et Dimitri qui m’attendaient. Je levai le bras pour les saluer, mais je n’étais pas certain qu’ils m’aient vu. À cet instant, une main attrapa mon manteau.
Je me retournai et vis que c’était un soldat blessé, allongé sur l’une des charrettes qui passaient dans un cliquetis. La circulation était de nouveau bloquée et l’homme m’attira vers lui.
— Toi ! me siffla-t-il avec une haine indicible. Espèce de scélérat ! espèce de monstre ! espèce de démon !
Il s’allongea de nouveau, épuisé par l’effort qu’il avait fait pour parler. Ses paroles ayant été proférées en français, je me souvins de son identité. La dernière fois que nous avions discuté, il avait révélé devant moi une expertise non pas de la langue française, mais du russe. C’était Pierre, le jeune officier français dont nous avions infiltré le camp et que nous avions abandonné aux impitoyables Opritchniki.
Chapitre 10
— Pour l’amour de Dieu, parle russe si tu veux vivre cinq minutes de plus, lui chuchotai-je farouchement.
— Que veux-tu dire ? demanda-t-il, toujours en français.
Il avait fait quelque part l’acquisition d’un uniforme de cuirassier russe et avait donc manifestement, à un moment ou à un autre, tenté de se faire passer pour un Russe, mais cela semblait avoir été temporairement oublié.
— Tu es en plein centre de Moscou, Pierre. Parle russe, continuai-je dans un souffle, espérant que même s’il ne comprenait pas où il était, il répondrait instinctivement à mon russe dans la même langue.
— Pourquoi suis-je à Moscou ? demanda-t-il en employant enfin la langue vernaculaire.
— Tu dois avoir été pris pour un blessé.
Je parlais encore doucement. Bien qu’il n’utilise plus le français, quiconque entendait par hasard notre conversation pourrait rapidement découvrir sa véritable nationalité. Nul ne semblait toutefois s’y intéresser particulièrement. La majeure partie de la foule poussait pour voir ce qui était la cause du dernier ralentissement.
— Où as-tu obtenu ton uniforme ?
— Uniforme ? (Il baissa les yeux sur son propre corps et vit ce qu’il portait. Même alors, il sembla considérer ma question comme triviale.) Je l’ai pris sur un cadavre après vous avoir échappé. (Il me regarda de nouveau et le vitriol refit surface.) Vous ! Pourquoi avez-vous fait cela ? Nous sommes peut-être l’ennemi, mais nous ne sommes pas des bêtes .
Il avait une blessure à la joue droite qui lui infligeait un supplice à chaque mot. Cela signifiait au moins qu’il n’était pas en mesure d’élever la voix. La joue n’était pas coupée à proprement parler, mais l’essentiel de sa peau manquait, tranchée par deux marques parallèles et déchiquetées. Quelle que soit l’arme employée, elle avait à la fois coupé la peau et commencé à l’écorcher en un
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