Douze
toutefois connaître les règles d’une telle vie. À la campagne, on peut passer des heures sans croiser âme qui vive mais, lorsque cela se produit, c’est toujours un ami, toujours quelqu’un avec qui l’on peut converser. Dans Moscou déserté, les autres humains étaient d’une semblable rareté, mais ceux qui restaient étaient habitués à ignorer les milliers d’individus qu’ils pouvaient être amenés à croiser en l’espace d’une heure seulement, et ils ignoraient donc les rares personnes qu’ils voyaient encore. Par conséquent, même ceux qui étaient restés, ce cinquantième de la population, étaient affaiblis par leur isolement à un cinquantième de leur vitalité habituelle.
C’était comme si la ville tout entière avait cessé de respirer. L’entité physique qu’était Moscou existait toujours, mais l’esprit qui l’avait fait vivre avait disparu. Pour le moment, le corps qui restait ne montrait aucun signe de dégradation, mais même le moins subtil des observateurs serait bientôt en mesure de voir qu’il était mort. Bientôt, les vers de l’armée française arriveraient pour festoyer sur cette dépouille.
Curieusement, toutefois, il leur fallut encore trois jours entiers pour arriver. De ce que je pus apprendre plus tard, Bonaparte s’était attendu que Koutouzov oppose une dernière résistance aux portes de la ville et il avait par conséquent hésité. Koutouzov ne mena pas une telle défense – qui aurait été vaine – et, au soir du 1 er septembre, il était clair que les troupes françaises entreraient dans la ville le lendemain.
Cette nuit-là, je fis un rêve.
Chapitre 11
J’étais dans ma chambre, la chambre à coucher dans laquelle j’avais dormi enfant.
J’étais bien conscient que cette chambre ne ressemblait en rien à celle que j’avais eue enfant mais, comme c’est souvent le cas dans les rêves, je savais, et c’était un fait indiscutable, que c’était bien la chambre à coucher de mon enfance. Deux lits se trouvaient, de façon tout à fait erronée, le long de deux murs opposés de la chambre, avec un espace entre les deux pour marcher. Dans le mur le plus éloigné, contre lequel reposaient les têtes des deux lits, il y avait une fenêtre. Les rideaux étaient fermés, mais on pouvait voir qu’à l’extérieur c’était un beau jour d’hiver, lumineux et ensoleillé.
Sur le lit de gauche gisait un garçon, dormant face contre le mur, de sorte que seul son dos était visible. C’était – et là encore, je le savais avec certitude sans même avoir vu son visage – moi à l’âge de cinq ou six ans. Sur le même lit, tournant le dos au garçon, était assise mon épouse, Marfa, qui affichait un intérêt poli pour ce qu’elle voyait de l’autre côté de la pièce.
Debout au pied de l’autre lit se tenait l’empereur Napoléon. Il faisait face à la femme qui y était assise, son épouse – l’impératrice Marie-Louise. Sur ses genoux, celle-ci tenait un grand bol et, dans ce bol, il y avait des figues. Elle tendit une figue à l’empereur, qui la prit dans sa main. Il la porta à sa bouche, mordit dedans et, lorsque la peau verte craqua, la chair et les graines rouges se mirent à couler autour de ses lèvres. Il se lécha les lèvres et prit quatre autres bouchées du fruit jusqu’à ce qu’il ne reste plus que la tige. Il fit tomber celle-ci dans sa bouche et l’avala, comme si ç’avait été la partie la plus savoureuse de tout le fruit, puis il se lécha les doigts.
Il tendit la main – sa main gauche, cette fois – en direction de son impératrice pour obtenir une autre figue et je remarquai pour la première fois qu’à sa main manquaient les deux derniers doigts, exactement comme à la mienne. Je regardai ma propre main gauche, la tenant délicatement dans la droite tandis que j’étudiais ma mutilation et me demandais comment j’avais pu ne jamais avoir remarqué cette coïncidence. Je relevai les yeux et découvris que l’empereur avait disparu ou, du moins, qu’il était sorti de mon champ de vision. Je regardais désormais à travers ses propres yeux, bien que je ne sache pas si les autres personnes présentes dans la pièce voyaient Bonaparte ou Alexeï Ivanovitch debout devant elles.
Je tournai le regard vers mon impératrice pour découvrir qu’elle aussi s’était transformée (bien que peu de changements soient nécessaires : ) Marie-Louise était devenue ma Domnikiia. Je m’assis près
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