Douze
d’elle sur le lit, jetant un coup d’œil en biais vers Marfa qui affichait toujours la même sérénité curieuse. Domnikiia tenait toujours le bol sur ses genoux mais, désormais, au lieu de figues, celui-ci contenait du raisin. Je compris soudain que les fruits étaient empoisonnés et que je l’avais toujours su. Domnikiia tendit le bol à Marfa à travers la pièce, l’invitant silencieusement à prendre un de ces délicieux grains. Marfa présenta la paume de sa main en signe de refus poli.
Observant de nouveau le garçon derrière elle, sur le lit, il me vint à l’esprit que je m’étais trompé en croyant que c’était moi-même enfant. Comme n’importe quel père serait capable de reconnaître le moindre cheveu de son fils, je reconnus l’enfant comme étant mon fils, Dimitri Alexeïevitch. Au même instant, je compris qu’il était mort, empoisonné par le raisin de Domnikiia. Cette révélation m’attrista, mais je ne trahirai pas la moindre émotion. À sa ceinture, il portait la petite épée en bois que je lui avais fabriquée la dernière fois que je l’avais vu.
La porte, située à côté du pied du lit sur lequel était allongé le corps du garçon, s’ouvrit et ma mère entra dans la pièce. Elle était morte lorsque j’avais vingt-deux ans et bien que, même dans mon rêve, j’en sois pleinement conscient, il semblait parfaitement raisonnable maintenant de voir ma mère décédée entrer dans la chambre à coucher de mon enfance. Presque aussitôt, elle se dirigea vers Domnikiia qui, une fois encore, lui tendit le bol pour lui offrir du raisin.
Ma mère déclina avec la chaleur polie dont je me sentais loin-tainement familier.
— Non merci, ma chère, dit-elle en souriant à Domnikiia. Je suis déjà morte.
Ce furent les seules paroles que quiconque prononça durant ce rêve.
Puis elle s’en fut et s’assit sur l’autre lit, à côté de mon épouse. Elles se saluèrent avec courtoisie, mais sans curiosité.
Domnikiia tendit de nouveau le bol en direction de ma mère et je vis une bague à son doigt. Un dragon y était représenté avec un corps d’or, des yeux d’émeraude et une langue rouge et fourchue ; la même bague que Zmiéïévitch avait portée la nuit où nous nous étions rencontrés. Tout autour de l’anneau, la main de Domnikiia paraissait vieille et pâle. La peau de ses doigts flétris se désagrégeait. Je relevai les yeux vers son visage et je vis que ce n’était pas sa main qui portait la bague, mais celle de Zmiéïévitch lui-même. Il était penché au-dessus d’elle, couvrant sa main, et la guidant tandis qu’elle présentait le bol de raisin. Il paraissait plus vieux que lorsque je l’avais vu. Ses cheveux gris avaient blanchi et sa peau était décrépite et terriblement ridée. Ses yeux étaient ceux d’un vieil homme, suppliant que l’on se souvienne de lui tel qu’il était dans sa jeunesse.
Encore une fois, ma mère et Marfa maintinrent leur refus poli. Zmiéïévitch quitta Domnikiia et se dirigea vers la porte par laquelle ma mère était entrée. Il l’ouvrit et, d’un geste de la main, fit entrer l’Opritchnik Piotr. Ce dernier traversa la pièce pour se placer derrière Domnikiia. À son entrée, elle avait jeté un regard du côté de la porte pour voir de qui il s’agissait mais, l’ayant vu, elle ne montra pas davantage d’intérêt et ramena son regard sur moi. Piotr se pencha en avant. Ce faisant, sa main glissa sous le bras de Domnikiia et l’entoura pour finir par se poser sur sa poitrine. Sa tête oscilla au-dessus de son épaule pendant un moment, alors qu’il marquait une pause pour se lécher les lèvres, puis il se pencha davantage, embrassant doucement son cou et, ce faisant, sans que personne dans la pièce à part moi le remarque, il serra doucement son sein dans sa main.
Domnikiia garda son regard fixé sur le mien. Tandis que Piotr l’embrassait et la caressait, ses yeux s’écarquillèrent très légèrement, comme une femme qui vient tout juste de voir son amant à l’autre bout d’une pièce remplie d’amis et tente de masquer sa réaction à tous ceux qui l’entourent. Piotr se redressa et retira sa main et, en même temps, Domnikiia tendit le bras vers le bol et y saisit un grain de raisin, qu’elle éleva vers moi. J’ouvris la bouche en sachant pertinemment que le raisin était empoisonné et je la laissai y glisser le fruit, refermant rapidement la bouche afin de sentir brièvement
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