Douze
compte – écoutant ses histoires.
Ma grand-mère était l’incarnation même de la dichotomie qui régnait au cœur de l’esprit russe. C’était du moins, et exprimé en des termes quelque peu différents, ce que mon père, son fils, m’avait élevé à croire et donc ce que je croyais. Malgré la dilution du capital de sa famille au fil des générations, elle maintenait une conviction inébranlable dans l’étiquette, dans le maintien d’une attitude appropriée à son statut et dans l’ordre absolu d’inspiration divine de la société et du monde en général. Et pourtant, derrière cette fierté affichée, il y avait l’intelligence d’une paysanne. Il n’y avait aucune stupidité en elle, simplement une absence totale de toute éducation et, pire que cela – bien pire –, une absence d’envie d’être éduquée. Elle avait hérité sa fortune de ses parents et eux-mêmes de leurs propres parents, et sa connaissance du monde lui était venue, intacte, par la même voie. Tout comme elle échoua, retranchée dans les quelques pièces habitables de sa maison autrefois grandiose, avec une unique domestique vieillissante pour la servir, à comprendre que la richesse n’était pas éternelle mais qu’elle devait être continuellement renouvelée, elle échoua aussi à réaliser que la connaissance elle-même doit être renouvelée et non simplement conservée. Les deux concepts – aussi bien dans le succès que dans l’échec – étaient indissociables. Ce n’était pas pour rien que le Christ avait choisi le mot « talent » dans sa parabole.
Et ce fut ainsi de manière entièrement conforme à sa propre éducation que ma grand-mère transmit ses connaissances à ses enfants et, plus tard, à ses petits-enfants. D’elle, j’appris de vastes pans de l’histoire de l’empire que je ne remis jamais en cause, et davantage encore en matière de religion, que je contestai constamment et en vain. Mais sa plus grande joie, la plus grande expression de son amour envers nous, résidait dans ses tentatives de nous terrifier. Elle nous racontait des histoires avec la même confiance personnelle avec laquelle elle décrivait le Tsar Pierre ou Jésus, évoquant toutes les horreurs – tant naturelles que surnaturelles – dont on pouvait s’attendre qu’elles empêchent un enfant de dormir. Elle parlait de sorcières, de loups, d’invasions de rats et, ce qui m’effrayait plus que tout, de voordalaki : les vampires morts-vivants.
Mon père me remit rapidement sur le droit chemin à cet égard. Longtemps avant ma naissance – ayant constaté le luxe dans lequel vivaient certains de ses cousins plus lointains, tandis qu’il avait à travailler pour maintenir le plus modeste des ménages – il avait pris conscience des failles dans la vision que sa mère avait du monde. Il savait que sa famille aurait à créer sa propre richesse et que, pour y parvenir, elle devrait acquérir une éducation. Il avait écarté de son esprit les histoires de vampires et, lorsqu’il découvrit que je les avais entendues aussi, il les écarta du mien. Il trouva de l’argent pour payer une certaine éducation à chacun de mes frères et à moi, et je fus assez chanceux (ou malchanceux) pour que ce soit une éducation militaire. Tout souvenir de vampire, sorcière, loup et invasion de rats disparut de mon esprit et je devins un homme.
Ma grand-mère mourut lorsque j’avais sept ans, mais il semblait qu’elle avait été plus éclairée que je l’avais pensé. « Donnez-moi un enfant jusqu’à ce qu’il ait sept ans et je vous donnerai l’homme. » Saint Ignace avait dit cela et ma grand-mère l’avait, semblait-il, su. Car en cet instant, lorsque je vis Matfeï en bas, dans cette cave, recourbé sur le corps du soldat, tout ce que ma grand-mère m’avait dit resurgit dans mon esprit comme une armée d’invasion. Maintenant que je l’avais vu de mes propres yeux, la conviction que j’avais eue étant enfant, et que ma grand-mère savait m’avoir inculquée, me saisit avec une force renouvelée. Ces créatures existaient réellement. Je l’avais vu. Et à cette connaissance s’ajouta une autre certitude – dont ma grand-mère m’avait là encore imprégné comme d’une vérité indiscutable – selon laquelle de telles créatures étaient le mal et devaient être détruites.
En un instant, je me remémorai tous ces souvenirs, toutes ces connaissances, le temps d’écouter un unique mot, chuchoté
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