Douze
Peut-être Matfeï n’avait-il pas réalisé qu’il avait été blessé et, maintenant, voyant son propre sang en confirmation de la plaie, il allait simplement essuyer sa main sur son manteau. Il n’en fit rien. Il leva de nouveau les doigts vers sa bouche et les lécha avec délectation jusqu’à ce que le sang ait disparu. Puis il se remit en chemin. Des souvenirs d’histoires oubliées depuis longtemps se frayèrent un chemin dans mon esprit, mais je les réprimai. Je continuai ma poursuite.
Tandis que nous revenions vers le nord-est, le pas de Matfeï était désormais moins furtif – il ressemblait davantage à celui d’un gentilhomme repu rentrant à la maison après une soirée à festoyer. En effet, le caractère direct de son déplacement suggérait qu’il n’errait pas sinueusement à travers la ville à la recherche d’une cible, mais qu’il se dirigeait vers un lieu spécifique qui ne pouvait être que son logis.
Cependant, avoir accompli son travail pour la soirée et rentrer à la maison ne le dissuada pas de garder l’œil ouvert sur toute autre occasion de tuer qui pourrait surgir. Nous marchions depuis une demi-heure environ, toujours à peu près en direction du nord-est, lorsque Matfeï s’aplatit soudainement contre un mur et disparut, de façon très semblable à ce que j’avais vu Foma faire. Son ouïe était clairement plus fine que la mienne : il me fallut plusieurs secondes pour percevoir le bruit des pas réguliers d’une patrouille.
Je plongeai dans une ruelle, étudiant l’endroit où Matfeï avait disparu, espérant, sinon le voir pendant qu’il se cachait, du moins garder les yeux fixés au bon endroit lorsqu’il finirait par bouger. La patrouille passa devant lui, assez près pour sentir son souffle sur leurs joues, si toutefois il s’autorisait la moindre respiration tant son immobilité était grande. Même en cet instant, à peine deux jours après le début de leur occupation de Moscou, je pense que le terme de marche « au pas » était trop flatteur pour les troupes françaises. Au cours des semaines que les Français passèrent à Moscou, le comportement du soldat moyen allait se détériorer et abandonner tout décorum militaire mais, déjà, leurs pas étaient mous et irréguliers. Ils bavardaient et riaient et le dernier d’entre eux fit une pause pour allumer un cigare qu’il avait sans aucun doute volé dans quelque maison moscovite abandonnée, dans le cadre du pillage que les Français appelèrent ensuite la « Foire de Moscou » .
Je retins mon souffle, bien que je sois incapable de dire pourquoi. Avais-je peur que les Français voient Matfeï, que les Français me voient moi ou que Matfeï me voie ? Le résultat fut, je crois, celui que j’avais réellement craint. Le tout dernier homme, qui traînait derrière, allumant son cigare, se tenait involontairement à l’endroit exact dans la rue où Matfeï s’était glissé, camouflé contre le mur. Il avait pris dix, peut-être quinze pas de retard sur ses compagnons.
Matfeï bondit. En un unique mouvement, il se précipita au côté du soldat et lança son poing fermement serré contre le larynx de l’homme. Le coup lui-même aurait pu causer des dommages irréparables au soldat – bien que pas immédiatement fatals – mais, de surcroît, il lui écrasa la tête contre le mur situé derrière lui avec un bruit de craquement étouffé. Matfeï avait fait montre d’une force énorme mais aussi d’une désinvolture indolente, comme un enfant écartant un ballon d’un coup alors qu’il rentre pour son dîner. Le soldat s’effondra à genoux, inconscient, sa respiration produisant un bruit de raclement à travers sa trachée brisée.
Avant que les camarades de l’homme aient le moindre soupçon quant à sa disparition, Matfeï avait trouvé l’entrée sur la rue de la cave d’une taverne voisine et s’était glissé à l’intérieur, traînant avec lui le soldat mourant.
Je me glissai à proximité de la trappe, que Matfeï avait laissée ouverte, n’osant pas m’approcher trop, comme s’il s’agissait de l’entrée de la grotte d’un ours. Pour autant que je le sache, Matfeï y pouvait être à l’affût dans les ténèbres, me surveillant, attendant que je me sois suffisamment approché de lui pour qu’il puisse fondre sur moi et m’entraîner à l’intérieur. Je me tins légèrement éloigné de la cave ouverte, essayant d’identifier le moindre mouvement à
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