Douze
par mes propres lèvres.
— Voordalak !
Matfeï l’entendit également. Il se releva de son macabre repas et jeta un regard en direction de la trappe ouverte. Je fis rapidement un pas en arrière dans l’ombre. Je pouvais encore observer la moitié inférieure du corps de Matfeï, mais pas son visage. Il hésita, se demandant s’il avait véritablement entendu un bruit et si cela constituait un réel danger. Il choisit rapidement la voie de la discrétion et je vis ses pieds remonter les marches de la cave et disparaître dans la taverne au-dessus. Il claqua la porte derrière lui.
Je me laissai tomber dans la cave et examinai le corps maculé du soldat. Il était très certainement mort. Ses grands yeux fixaient sans le voir le plafond et, dans la demi-lumière glauque de la lanterne, sa peau avait une teinte de cendre, toute couleur ayant reflué de son corps pour se déverser dans la mare qui souillait le sol autour de lui ; et dans le corps de Matfeï. Les blessures de sa gorge étaient horribles. Des cavités rouges béantes remplaçaient la chair. Son larynx écrasé était resté en place mais, de part et d’autre, les muscles de son cou avaient été arrachés si profondément que les deux cavités se rejoignaient : j’aurais pu, si je l’avais souhaité, glisser deux doigts dans l’une des blessures et les voir émerger de l’autre.
Je perçus un bruit de pas dans la pièce au-dessus et me rappelai que la créature ayant commis cela était toujours dans le bâtiment. Il n’y avait rien à faire pour l’homme mort avec qui je partageais cette cave, mais je pouvais accomplir beaucoup pour le venger. Et, aiguillonné par ma grand-mère décédée, insensible au fait qu’il s’agissait d’un Français, mon ennemi, j’en fis mon objectif immédiat. Je grimpai hors de la cave et détalai de l’autre côté de la rue pour me cacher. J’observai la taverne et n’eus pas à patienter très longtemps pour voir Matfeï émerger précautionneusement de la porte principale. Il jeta un coup d’œil de chaque côté puis fit quelques pas en direction de la cave ouverte, y glissant un regard pendant un instant mais n’observant rien d’autre que les restes de ce qu’il y avait laissé. Il aurait pu être opportun de l’attaquer ici et maintenant, mais je ne m’imaginais pas sortir vainqueur d’une telle bataille. Je n’étais pas armé de mon épée – cela n’aurait pas été compatible avec mon apparence de majordome – et je n’avais qu’un couteau caché dans mon manteau. De surcroît, dans toutes les histoires de ma grand-mère, le voordalak réagissait rarement aux méthodes d’assassinat simplistes si efficaces sur les humains.
Il se remit en route, se dirigeant de nouveau vers le nord-est. Il semblait progresser plus prudemment qu’auparavant : bien qu’il ne soit plus préoccupé à l’idée de croiser quelqu’un, il jetait de temps à autre un regard par-dessus son épaule de crainte d’être suivi. Je ne pense pas qu’il me vit ou m’entendit, mais il savait que quelqu’un l’avait observé dans la cave de la taverne. Il semblait également plus pressé – son allure était vive, devenant occasionnellement une course trébuchante. Je crus d’abord que c’était un effort pour échapper à son poursuivant, mais cela paraissait peu efficace. Je compris ensuite que cela était lié à un autre élément du folklore que ma grand-mère superstitieuse – je savais maintenant combien j’avais eu tort de la considérer ainsi – m’avait inculqué lorsque j’étais enfant. L’aube approchait. La lumière rouge terne de la ville en flammes, qui avait rempli le ciel toute la nuit, était maintenant remplacée par la demi-lueur du soleil qui ne s’était pas encore levé. Se pouvait-il que, comme dans la légende, Matfeï doive s’en retourner vers quelque endroit sombre pour se reposer ? Qu’il puisse périr si le moindre rayon de soleil le touchait ? «Nous dormons le jour et tuons la nuit. » Ç’avaient été les propres mots de Piotr lors de notre première rencontre, trois semaines auparavant ; des mots qui auraient facilement pu sortir de la bouche de ma grand-mère ou de toute grand-mère lorsqu’elle décrivait à ses chers petits-enfants les vieilles histoires de rencontres avec ces redoutables créatures de la nuit. En tant que tactique militaire, il y avait beaucoup à dire en sa faveur. Elle imitait le mode de vie adopté par de si nombreuses créatures
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