Douze
crois que ç’aurait été de la fanfaronnade. Dans son cœur, je ne suis pas certain que Vadim aimait son pays davantage que moi, ou que Dimitri, ou… Eh bien, pas plus que Dimitri ou moi, de toute manière, mais Vadim aimait à ce que tout le monde constate son patriotisme. Il chérissait les emblèmes de la Russie et haïssait ceux de l’envahisseur. Comme j’aurais aimé l’avoir à mes côtés en cet instant, soufflant comme un bœuf, outragé de voir l’air de Moscou pollué par une telle musique. En vérité, Bonaparte lui-même n’aurait pas été beaucoup plus satisfait. Il trouvait La Marseillaise un peu trop évocatrice de la Révolution pour sa nouvelle dynastie impériale, mais elle restait populaire parmi les hommes.
Pour ma part, j’appréciais ce morceau. J’appuyai ma tête contre le mur derrière moi et je profitai de cette interprétation. Le Français à l’intérieur de la maison chantait d’un ton sucré et il venait d’arriver à la partie évoquant les soldats mugissants venant égorger ses fils et ses compagnes lorsqu’il fut, lui aussi, interrompu brutalement. La chanson se termina par un glapissement laconique et surpris, dont je n’étais devenu que trop familier. Je continuai la chanson en murmurant, réprimant une larme dont je ne parvins pas tout à fait à déterminer la cause :
Aux armes, citoyens
Formez vos bataillons,
Marchons, marchons !
Qu’un sang impur
Abreuve nos sillons !
Il était inexplicable d’être à ce point submergé d’émotion à l’écoute d’un hymne étranger – loin d’être la plus belle musique ou les plus beaux vers jamais écrits – mais, pour l’homme à l’intérieur de la maison, dont je venais juste d’écouter la mort aux mains de Matfeï, il comptait énormément. J’avais été témoin de nombreux décès au cours de la dernière décennie, et s’il avait été dressé sur le champ de bataille, soutenant jusqu’au bout un drapeau tricolore, alors sa mort aurait été… respectable, autant pour moi que, je crois, pour lui. Mais depuis que nous avions commencé à travailler avec les Opritchniki, il n’y avait pas eu une seule mort honorable parmi toutes celles, nombreuses, qui avaient eu lieu. La mort de Max, celle d’innombrables Français, même la mort des Opritchniki – Simon, Iakov Alfeïinitch et Faddeï – trahis par Max auprès des Français ; aucun de ces décès n’entrait dans le moule habituel des victimes de la guerre. Peut-être dans les années à venir de telles façons de mourir deviendraient courantes et acceptables, comme le Français – Louis, je crois – l’avait suggéré au camp que nous avions infiltré, mais à ce moment-là j’aspirais uniquement à être témoin d’une morte directe causée par un boulet de canon ou par une épée. Lorsque j’avais choisi ma voie, à l’écart de l’armée régulière, j’avais pensé que l’espionnage était une affaire d’information, qu’il s’agissait de découvrir ce que l’ennemi avait en tête. J’avais rapidement appris qu’il ne s’agissait que de couper ces têtes, de trouver de nouvelles méthodes, moins courantes, pour tuer nos ennemis.
La porte de la maison s’ouvrit et Matfeï émergea. Jetant un regard d’un côté puis de l’autre, il remonta la rue par le chemin que nous avions pris pour venir. Une froideur m’étreignit lorsque, pour la première fois, je remarquai quelque chose de concrètement ignoble chez l’un des Opritchniki. Jusqu’à présent, leurs méthodes et leurs manières étaient désagréables – désagréables pour moi et, par conséquent, le problème était tout autant le mien que le leur ; rien de plus qu’un choc des cultures. Mais ce que je vis à cet instant dépassait le dégoût et faisait un pas vers l’horreur. Je remarquai – et à cette distance, je pouvais à peine le voir, pourtant je n’en étais pas moins certain – qu’il avait du sang sur les lèvres.
Pourtant, il se pouvait qu’il n’y ait rien de fâcheux à cela. Le Français avait pu se battre avant sa mort, donnant un coup de poing au visage de Matfeï, et ainsi le sang pouvait fort bien être celui de Matfeï lui-même. Au bout de quelques pas, l’Opritchnik s’arrêta et porta la main à sa bouche, essuyant la tache. Il observa ses doigts, étudiant le sang qui s’y trouvait. Je ne pus m’empêcher de me rappeler le sang sur mes propres doigts, lorsque ces doigts furent tranchés l’un après l’autre.
Weitere Kostenlose Bücher