Du sang sur Rome
Sénat, Sylla se proclama dictateur. Il s’empara
ainsi du pouvoir légalement, ce que personne n’avait osé faire depuis plus de
cent ans. Une fois dictateur, Sylla liquida l’opposition et récompensa ses
fidèles généraux. On passa l’éponge sur son passé. Il révisa la Constitution
afin de dépouiller de leur pouvoir les tribuns de la plèbe et le peuple, et de
restaurer les privilèges des nobles. Quand son mandat légal de dictateur vint à
expiration, le Sénat eut l’obligeance de le renouveler, ce qui ne s’était
jamais produit et qui était contestable du point de vue constitutionnel, afin
de lui permettre d’« achever son œuvre essentielle pour le salut de l’État ».
Pendant un certain temps, Sylla gouverna sans brutalité, et
la ville poussa un soupir de soulagement, comme si le printemps avait succédé
aux rigueurs d’un long hiver. Mais Sylla ne se contenta pas de ce triomphe
presque absolu.
Il établit une première liste de quatre-vingts
proscriptions, puis le lendemain une nouvelle liste de plus de deux cents noms,
et le surlendemain une troisième au moins aussi importante. En fin de compte,
les proscrits se comptèrent par milliers.
Le fils d’un esclave affranchi fut accusé d’avoir caché l’un
des quatre-vingts proscrits de la première fournée. Dans ce cas le châtiment
était la mort. Alors qu’on le conduisait au supplice, le malheureux passa
devant Sylla dans la rue et lui rappela qu’ils avaient vécu jadis dans la même
maison. « Tu ne t’en souviens pas ? dit l’homme. J’habitais au
premier et payais deux mille sesterces. Tu habitais au rez-de-chaussée et
payais trois mille sesterces. » Son visage était impassible. Pour une
fois, Sylla ne trouva pas la remarque drôle. Peut-être n’était-il pas d’humeur
à se voir rappeler ses humbles origines. « Alors tu apprécieras la roche
Tarpéienne, répondit-il à l’homme. Tu n’auras pas de loyer à payer et la vue
est imprenable. » Là-dessus il poursuivit son chemin, refusant d’écouter
celui qui implorait sa clémence.
Les proscriptions prirent fin. Pompée se rendit en Afrique
pour anéantir le dernier des ennemis de son maître. Crassus se lança dans la
spéculation foncière. Les jeunes, tels que César, qui avaient misé sur le
peuple s’enfuirent au bout du monde. Sylla divorça de sa bien-aimée Metella
sous prétexte que la maladie mortelle dont elle était atteinte risquait de
polluer sa maison, et une jeune divorcée, la belle Valeria (la sœur de Rufus),
poursuivit de ses assiduités le dictateur. À un combat de gladiateurs, elle s’empara
d’un fil de la toge du grand homme pour lui servir de porte-bonheur, croisa son
regard et puis l’épousa. Sylla s’efforça de replâtrer tant bien que mal le
prestige de la noblesse qui était bien bas, et le bruit se répandit qu’il
allait renoncer à la dictature et proposer des élections consulaires libres.
Dans la salle de banquet de Chrysogonus, où étaient
accumulées les dépouilles de la guerre civile et des proscriptions, Metrobius
debout, la tête haute, les mains jointes, inspira profondément. Il arrivait à
la fin de sa chanson, après avoir évoqué par le menu les étapes principales de
la carrière de son héros avec une verve satirique inégalée. Le poète humilié,
qui avait vomi, était revenu furtivement sur son lit et avait fini par rire
aussi fort que les autres.
Tiron se tourna vers moi en hochant la tête.
— Je ne comprends pas du tout ces gens, me chuchota-t-il.
Quelle curieuse réception !
— Les rumeurs sont probablement fondées, répliquai-je.
Notre bien-aimé dictateur et sauveur de la République envisage sans doute de
prendre bientôt sa retraite. Ce sera l’occasion de cérémonies solennelles, d’hymnes
en son honneur, de discours retraçant sa vie, et ses Mémoires seront
officiellement publiés. Tout cela sera très froid, très formel, respectable,
bref typiquement romain. Mais ici, où il se trouve parmi les siens, Sylla aime
mieux faire des libations et ne pas prendre la chose au sérieux. Mais attends,
la chanson n’est pas encore terminée.
Metrobius battait des cils, prenait l’attitude réservée et
chaste d’une vierge pudique. Il ouvrit sa bouche peinte en rouge et reprit sa
chanson :
Ils se connurent à un combat de gladiateurs
Là où les survivants sont toujours les meilleurs.
Souleva-t-elle la toge pour arracher un fil,
Ou pour voir de Sylla le
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