Du sang sur Rome
sa merci. Il aurait acquis la propriété
pour une bouchée de pain.
L’homme, rempli d’admiration, plissa ses yeux de rat et
pinça ses petites lèvres.
— Mais, bien sûr, il devra payer pour faire
reconstruire la maison, remarquai-je.
L’homme arqua les sourcils.
— Pas nécessairement, le quartier est tellement peuplé
que Crassus ne va pas reconstruire tout de suite pour pouvoir augmenter les
loyers de la maison voisine. Un imbécile, qui a pris peur, la lui a cédée pour
trois fois rien.
— Tu veux dire la maison qui a failli brûler ?
Celle d’où l’on voit des tas de gens sortir, escortés par des malabars, de
vrais voyous comme on en voit se bagarrer dans les rues.
— Ce sont les hommes de main de Marcus Crassus. Ils
chassent les locataires qui ne veulent pas ou ne peuvent pas payer les nouveaux
loyers.
Dégoûté, je m’éloignai si vite que je ne me rendis même pas
compte où j’allais. Je heurtai un esclave à demi nu, couvert de suie. La corde
qu’il avait passée par-dessus son épaule se détendit soudain et il me repoussa
en me criant de prendre garde. Un pan de mur s’effondra à mes pieds. Si je n’avais
pas heurté l’esclave, j’aurais pu me trouver au mauvais endroit et être tué
sur-le-champ. Un nuage de poussière s’éleva du sol et salit le bas de ma
tunique. Me sentant observé, je jetai un coup d’œil par-dessus mon épaule et
vis Crassus qui avait les yeux fixés sur moi. Il ne souriait pas, mais me fit
un signe de tête discret, témoignant de la chance inouïe que j’avais eue. Puis
il s’en alla.
Je poursuivis ma route en marchant comme on le fait quand on
est furieux, désespéré ou perplexe devant les mystères de l’existence. Je ne
savais pas où j’allais, je ne prêtais attention à rien et ne regardais pas où
je posais les pieds. Pourtant ce ne pouvait pas être le hasard si je repris
exactement le chemin que Tiron et moi avions suivi le jour où j’avais commencé
mon enquête. Je me trouvai sur la même place, je regardai les mêmes femmes
puiser de l’eau à la citerne du quartier et chassai les mêmes chiens et les
mêmes enfants qui traînaient dans la rue. Je m’arrêtai près du cadran solaire
et sursautai quand le même citoyen passa à côté de moi, l’homme auquel j’avais
demandé comment me rendre à la Maison aux Cygnes, celui qui citait des auteurs
dramatiques. Je fis un geste de la main et ouvris la bouche pour le saluer. Il
leva les yeux et me dévisagea d’un air singulier, puis me lança un regard noir
en se penchant sur le côté, pour me faire comprendre que je l’empêchais de voir
le cadran solaire. Il grogna en regardant l’heure, me dévisagea d’un air
furieux et s’éloigna d’un pas rapide. En fait ce n’était pas le même homme et
la ressemblance n’était qu’apparente.
Je descendis la ruelle sinueuse qui menait à la Maison aux
Cygnes, longeai des murs aveugles sur lesquels étaient gribouillés des
graffitis politiques ou obscènes, ou les deux à la fois.
Je laissai derrière moi l’impasse où Magnus et ses deux
acolytes s’étaient embusqués, et contournai la tache de sang brunâtre, là où
était mort Sextus Roscius père. Elle était encore plus sombre que le jour où je
l’avais vue pour la première fois, mais facile à repérer, car la propreté du
sol tout autour contrastait avec les pavés crasseux de la rue. On était venu
laver la tache, on avait frotté et gratté pendant des heures pour la faire
disparaître à jamais. En vain. La tache était encore plus visible qu’avant. Les
pieds des passants et la suie apportée par les vents la noirciraient sans doute
un jour et elle disparaîtrait de façon définitive. Mais qui avait bien pu
frotter ici pendant des heures, à genoux (au milieu de la journée ? de la
nuit ?), avec une brosse et un seau, s’efforçant désespérément d’effacer
le passé ? La femme du commerçant ? La veuve dont le fils était muet ?
Magnus lui-même ? Je faillis éclater de rire en imaginant l’assassin au
regard cruel à genoux, en train de laver le sol à la brosse, comme une simple
servante.
Je me baissai et examinai de près les pierres plates et les
minuscules particules d’un rouge noirâtre infiltrées dans chaque fissure et
chaque trou. C’était cette substance qui avait donné la vie à Sextus Roscius.
Le même sang coulait dans les veines de ses fils. Le même sang avait fait
vibrer le corps de la jeune Roscia (dans mon
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