Du sang sur Rome
quand tant d’autres dans son
entourage, beaucoup moins coupables et certainement plus vertueux, étaient
morts depuis longtemps ? Le quartier de Subure mis à part, le Forum était
peut-être l’endroit le plus dangereux où je puisse m’aventurer. Sans idée
précise, je m’en allai vers le nord en direction de la colline du Quirinal, où
les rues sont jonchées de détritus. Je parvins à proximité du mur de Servius.
La rue descendait en pente raide et les maisons de chaque côté étaient en
retrait, face à un vaste terrain vague où poussaient des herbes folles et où se
dressait un arbre rabougri.
Même dans la ville où l’on est né il peut y avoir des rues
inconnues d’où on découvre des perspectives insolites. Or la déesse qui guide
les promeneurs avait dirigé mes pas vers ce genre de lieu. Je m’arrêtai
longuement et embrassai du regard l’horizon, là où Rome s’étend au-delà de ses
murs, depuis la courbe majestueuse du Tibre à gauche, qui étincelait au soleil
comme s’il était embrasé, jusqu’à la voie Flaminienne large et rectiligne à
droite, depuis l’enchevêtrement des maisons massées autour du cirque de
Flaminius jusqu’au champ de Mars que l’on distinguait mal au loin sous un nuage
de poussière. Malgré ses dangers et sa corruption, sa vulgarité et sa misère,
il n’est pas d’autre ville au monde qui m’enchante davantage que Rome.
Je repartis vers le sud. L’étroit sentier longeait les
arrière-cours des immeubles, traversait des ruelles et serpentait à travers des
espaces verts. Des femmes s’interpellaient ; un enfant pleurait et sa mère
se mit à lui chanter une berceuse ; d’une voix avinée et ensommeillée, un
homme réclamait le silence. La ville, que la chaleur rendait langoureuse et
accueillante, semblait m’engloutir.
Je franchis la porte Fontinale et errai sans but quand,
après avoir tourné à l’angle d’une rue, j’aperçus les décombres d’une maison
qui avait été ravagée par un incendie.
Les fenêtres noircies se détachaient sur le ciel bleu et,
tandis que je regardais, un grand pan de mur s’effondra. Des esclaves l’avaient
fait tomber en tirant sur de longues cordes. Le sol alentour était noir de
cendres et jonché de vêtements en lambeaux. Parmi les débris on apercevait un
pot de fer déformé par le feu, la carcasse noircie d’un métier à tisser, un
grand os déchiqueté qui aurait pu être aussi bien celui d’un chien que celui d’un
homme. Des mendiants fouillaient çà et là.
Comme j’étais arrivé par un chemin que je ne connaissais pas
bien, il me fallut un certain temps avant de découvrir que c’était la maison
que Tiron et moi avions vue brûler quelques jours auparavant. Un autre mur
noirci s’effondra et à travers l’espace à présent dégagé, je vis, debout dans
la rue, les bras croisés, Crassus en personne qui donnait des ordres à ses
contremaîtres.
L’homme le plus riche de Rome avait l’air gai, il souriait
et bavardait avec les membres de son escorte qui avaient le privilège d’être à
portée de voix. Avec précaution, je fis le tour des ruines et vins me placer à
proximité du groupe. Un individu, qui avait une face de rat, n’ayant pu se
faufiler dans la foule, fut bien content de lier conversation avec un passant
qui se trouvait là par hasard.
— Tu prétends qu’il est astucieux ? remarqua-t-il
en tournant son museau de rat vers Crassus. Le terme ne lui convient guère.
Marcus Crassus a du génie. Pour ce qui est de gagner de l’argent, il n’a pas
son égal à Rome. Certes, Pompée est un grand général, tout comme Sylla. Mais il
est une autre espèce de généraux ici-bas. Les deniers d’argent, voilà les
troupes de Marcus Crassus.
— Et ses champs de bataille ?
— Regarde devant toi. Peux-tu imaginer plus grand
carnage ?
— Et qui a gagné cette bataille ?
— Le visage de Marcus Crassus te le dira.
— Et qui l’a perdue ?
— Les pauvres bougres qui, dans la rue, fouillent dans
ce qui reste de leurs biens et déplorent de ne plus avoir de toit !
répliqua l’homme en éclatant de rire. Et aussi l’infortuné propriétaire de ces
décombres. Je devrais plutôt dire l’ancien propriétaire. Il était en vacances
au moment du drame. Il n’a pas su s’y prendre. Il se serait suicidé quand on l’a
informé de l’incendie, paraît-il, car il était criblé de dettes. Crassus a eu à
faire au fils éploré et l’a réduit à
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