Du sang sur Rome
avec Rufus.
Tiron rougit.
— En fait Cicéron a donné des instructions aux gardes
qu’il a engagés pour protéger la maison.
— Des instructions ?
— Ils doivent t’empêcher de sortir.
Je le regardai, incrédule, jusqu’à ce qu’il baisse les yeux.
— M’empêcher de sortir ? Tout comme les gardes de Cæcilia
empêchent Sextus Roscius de quitter la maison ?
— Oui, je suppose que c’est pareil.
— Je suis citoyen romain, Tiron. Comment Cicéron ose-t-il
emprisonner un autre citoyen chez lui ? Que feront ces gardes si je quitte
la maison ?
— En fait, Cicéron leur a enjoint de recourir à la
force, si besoin était.
Je me sentis rougir comme une pivoine. Bethesda esquissa un
sourire et parut soulagée. Tiron reprit la parole.
— Tu dois comprendre, Gordien. Tout ceci est du ressort
de Cicéron. Il en est ainsi depuis le début. Tu as couru des risques en te
mettant à son service et c’est pour cela qu’il te protège. Il t’a demandé de
découvrir la vérité. Tu y es parvenu. Maintenant il appartient à la loi de
juger. La défense de Sextus Roscius revêt une extrême importance pour Cicéron.
Tout son avenir en dépend. Tu dois lui obéir.
Tiron s’éloigna, sans que j’aie eu le temps de répondre. La
difficulté qu’il avait à marcher avec sa béquille lui servit de prétexte pour
ne pas se retourner ou faire un geste d’adieu.
Je repris l’histoire de Polybe que j’avais commencé à lire,
mais j’étais si énervé que les phrases semblaient n’avoir ni queue ni tête.
Tout près de moi, Bethesda était assise, les yeux fermés.
— Emporte ce manuscrit, lui dis-je, il m’ennuie. Va
demander à Tiron s’il peut me trouver une pièce de Plaute ou peut-être une
comédie grecque de l’époque décadente.
Bethesda s’éloigna en répétant à voix basse le nom qui ne
lui était pas familier afin de s’en souvenir. Quand elle eut disparu, je me
retournai pour examiner le péristyle. Personne à proximité. C’était l’heure la
plus chaude de la journée. Ils faisaient tous la sieste ou s’étaient réfugiés
dans les coins les plus frais de la maison.
Grimper sur le toit du portique s’avéra plus facile que je
ne l’aurais cru. Je me hissai jusqu’au sommet de l’une des minces colonnes,
saisis le bord du toit et fis un rétablissement. Échapper aux regards du garde
posté à l’angle le plus éloigné de la maison me parut un défi plus sérieux. C’est
ce que je croyais jusqu’à ce que mon pied détache une tuile fêlée et qu’une
multitude de fragments tombent dans la cour pavée en contrebas. Le garde ne
bougea pas, il me tournait le dos et dormait debout, appuyé sur sa lance.
Peut-être m’entendit-il quand je sautai dans la ruelle et renversai un pot de
terre. Trop tard. Je m’échappai sans difficulté. Cette fois-ci je n’avais
personne à mes trousses.
2
Quelle impression de liberté quand on flâne dans une ville
que l’on connaît bien, sans but, sans rendez-vous, sans tâches ni obligations !
Mon seul souci était de ne pas rencontrer certaines personnes, et en
particulier Magnus. Mais je savais bien où pouvait se trouver un homme comme
Magnus par un si bel après-midi. Du moment que j’évitais mes lieux favoris où
les gens qui connaissaient mes habitudes pourraient envoyer un inconnu à ma
recherche, je me sentais relativement en sécurité. J’évoluais comme un fantôme,
ou mieux encore, comme si mon corps était en cristal. Les rayons du soleil qui
m’effleuraient la tête et les épaules semblaient me traverser et ne projeter
aucune ombre sur le sol. Les citoyens et les esclaves que je croisais voyaient
à travers moi. J’étais invisible, j’étais libre.
Cicéron avait raison ; mon rôle dans l’enquête sur le
meurtre de Sextus Roscius avait pris fin. Mais tant que le procès n’aurait pas
eu lieu, je ne pouvais m’occuper de rien d’autre ni rentrer chez moi sans
courir de risques. N’étant pas habitué à avoir lui-même des ennemis (cela n’allait
pas tarder à changer à cause de son ambition !), Cicéron voulait que je me
cache jusqu’à ce que tout danger soit passé. Comme si c’était facile ! A
Rome on a toujours des ennemis sur son chemin. À quoi bon se réfugier chez quelqu’un
d’autre, en comptant sur la lance de son garde ? La Fortune est le seul
rempart contre la mort. Sans doute protégeait-elle toujours Sylla, sinon
comment expliquer qu’il ait vécu si longtemps
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