Du sang sur Rome
était disponible et pourrait me recevoir. L’inconnu, un
bel homme d’une quarantaine d’années, dont les tempes commençaient à grisonner
devait être son client précédent. Il fit un petit sourire de satisfaction un
peu guindé en saluant notre hôte d’un signe de tête. J’éprouvai un soupçon de
jalousie et je me consolai en pensant qu’il souriait en serrant les lèvres,
parce qu’il n’avait pas de belles dents.
Dans un lupanar bien tenu nous n’aurions pas dû nous
rencontrer, car nous étions les clients successifs de la même fille de joie,
mais un lupanar idéal, ça n’existe pas. Le tenancier eut néanmoins la
bienséance de se placer entre nous, de saluer d’abord l’inconnu qui s’en
allait, et de se tourner ensuite vers moi. Avec sa forte corpulence, il faisait
entre nous un écran impressionnant.
— Attendez un petit moment, suggéra-t-il d’une voix
suave, pendant que la dame se remet de ses émotions.
Il me laissa seul quelques instants, puis revint, un sourire
mielleux aux lèvres.
— La dame est prête, et il me fit signe que je pouvais
aller dans le couloir.
Electra était toujours d’une beauté saisissante, mais ses
yeux et sa bouche trahissaient une certaine fatigue qui en ternissait l’éclat.
Elle était étendue sur son divan, un genou en l’air et le coude posé en
équilibre dessus. Sa tête était rejetée en arrière sur les oreillers où s’étalait
son abondante chevelure noire. Au premier abord elle ne me reconnut pas, ce qui
me déçut. Puis une lueur brilla au fond de ses yeux et elle leva timidement la
main comme pour se recoiffer. Je me sentis flatté à la pensée que, pour un
autre, elle ne se serait pas souciée de son apparence. Mais n’était-ce pas une
ruse pour aguicher les hommes ? me demandai-je, l’instant d’après.
— Encore toi ? dit-elle en continuant de jouer son
rôle.
Elle s’exprima de la voix grave et sensuelle avec laquelle elle
s’adressait à ses clients. Puis, se rappelant soudain pourquoi j’étais déjà
venu et ce que j’avais cherché, elle reprit son ton naturel. Son regard me
révéla combien elle était vulnérable et je me mis à trembler.
— Cette fois-ci, tu es venu seul ?
— Oui.
— Sans ton petit esclave timide ?
Je perçus un soupçon d’agressivité dans ses paroles.
— Pas seulement timide mais mal élevé. Du moins c’est
ce que pense son maître. Et trop occupé pour m’accompagner aujourd’hui.
— Je croyais qu’il t’appartenait.
— Il ne m’appartient pas.
— Alors tu m’as menti.
— Peut-être. Mais simplement sur ce point.
Elle ramena ses deux genoux contre sa poitrine, comme pour
se cacher.
— Pourquoi es-tu venu ici aujourd’hui ?
— Pour te voir.
Elle se mit à rire et leva les sourcils.
— Ce que tu vois te plaît ?
Elle avait repris sa voix sensuelle. Elle garda la même
position, mais elle semblait jouer à la femme pudique plutôt qu’à la femme
forte. La première fois que je l’avais vue, elle m’avait paru si vigoureuse, si
robuste, presque une force de la nature. Aujourd’hui elle semblait faible,
vulnérable, vieillie, sans illusions. J’avais été excité à l’idée de la revoir
seul, sans être pressé par le temps ; mais maintenant sa beauté me mettait
mal à l’aise.
Elle frissonna et détourna les yeux. Quand elle fit un
mouvement, sa robe s’entrouvrit au niveau des cuisses. Sur la chair blanche et
lisse, apparut une mince zébrure, rouge sur les bords et violette au centre,
comme la marque imprimée par une canne ou une lanière de cuir rigide. Quelqu’un
l’avait frappée. Je me souvins du noble au sourire compassé qui était parti, le
nez en l’air.
— As-tu trouvé Elena ?
De nouveau la voix d’Electra était voilée et rauque. Elle ne
me regardait pas en face, mais je voyais le reflet de son visage dans la glace.
— Non.
— Mais tu as découvert qui l’a emmenée ?
— Oui.
— Comment va-t-elle ? Est-elle à Rome ? Et l’enfant…
Elle vit que je la regardais dans la glace.
— L’enfant est mort.
— Ah ! fit-elle en baissant les yeux.
— À la naissance. L’accouchement a été difficile.
— Je le savais. Ce n’était encore qu’une enfant, ses
hanches étaient si étroites.
Electra hocha la tête. Une mèche bouclée retomba sur son
visage. À ce moment-là elle me parut si belle que je dus détourner les yeux.
— Où cela s’est-il passé ?
— Dans
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