Du sang sur Rome
boisson, un chapeau de soleil.
La réserve avec laquelle elle se comportait était inhabituelle. Bien qu’elle n’en
parlât point, tout ce qui évoquait les dangers que j’avais courus la nuit
précédente – la tunique déchirée, le bleu à mon épaule – la
tourmentait et elle était contente de me voir en sécurité, tout près d’elle.
Quand elle m’apporta une coupe pleine d’eau fraîche, je posai le parchemin que
je lisais, la regardai au fond des yeux et lui caressai les doigts. Au lieu de
me rendre mon sourire, elle parut frissonner. Je crus voir ses lèvres trembler,
comme frémissent les feuilles du saule sous la brise. Puis elle retira sa main
et s’éloigna quand le vieux Tiron, le portier, traversa en diagonale la cour,
oubliant les règles de bienséance selon lesquelles les esclaves doivent passer
sous les portiques sans se faire remarquer. Il disparut à nouveau dans la
maison, secouant la tête et marmonnant entre ses dents.
Après le vieil affranchi, ce fut au tour de son petit-fils
de traverser la cour. Tiron s’appuyait sur une béquille en bois et tenait en l’air
sa cheville étroitement bandée. Il allait plus vite qu’il n’aurait dû et
souriait d’un air bébête, aussi fier de sa claudication que peut l’être un
soldat de sa première blessure. Bethesda alla chercher un fauteuil et l’aida à
s’asseoir.
— Tu sembles de bonne humeur, dis-je à Tiron.
— C’est vrai.
— Tu n’as pas mal ?
— Un peu, mais qu’importe ? Il se passe tellement
de choses en ce moment !
— Quoi donc ?
— Je parle de Cicéron. Il doit préparer tous les
documents, recevoir les visiteurs – les amis de la défense, de braves
gens comme Marcus Metellus et Publius Scipion. Il doit aussi terminer sa
plaidoirie, essayer de prévoir les arguments de l’accusation, il manque de
temps. C’est toujours ainsi avant un procès, d’après Rufus, même si l’avocat
est un homme d’expérience.
— Alors tu as vu Rufus aujourd’hui ?
— De bonne heure ce matin, pendant que tu dormais.
Cicéron l’a réprimandé parce qu’il s’est emporté contre Sylla à la réception.
Il lui a reproché d’être trop impulsif et trop susceptible.
— Où se trouve Rufus à présent ?
— Au Forum. Cicéron l’a chargé de faire en sorte qu’une
assignation soit adressée à Chrysogonus pour qu’il amène ses deux esclaves,
Félix et Chrestus, en vue d’une déposition. Naturellement Chrysogonus n’acceptera
pas, mais son attitude paraîtra suspecte, et Cicéron pourra y faire allusion
dans sa plaidoirie. Il va même citer Chrysogonus nommément. Ses adversaires
sont loin de s’y attendre, car ils pensent que tout le monde a peur de dire la
vérité. Il va même s’en prendre à Sylla. Il faut entendre ce qu’il a écrit hier
soir pendant que nous étions sortis : comment Sylla a donné carte blanche
aux criminels, a encouragé la corruption et même le meurtre. Bien sûr, Cicéron
ne peut pas faire allusion à tout cela, ce serait trop risqué. Il va devoir
dire les choses moins crûment, mais qui d’autre a le courage de prendre fait et
cause pour la vérité au Forum ?
Tiron souriait à nouveau, mais c’était un sourire différent,
où l’on ne devinait pas l’orgueil d’un jeune garçon, mais un sentiment d’adoration,
d’exaltation à l’idée de suivre Cicéron jusqu’au Forum.
Maintenant il allait rejoindre son maître au plus vite. Il
se leva en s’aidant de sa béquille et trouva son équilibre sur une jambe.
— Excuse-moi, je dois partir, dit-il. Cicéron va de
nouveau avoir besoin de moi. Il n’arrête pas une minute quand il est en plein
travail. Il enverra Rufus en mission au Forum une douzaine de fois, et nous
trois, nous ne dormirons pas de la nuit.
— Mais pourquoi ne restes-tu pas plus longtemps ?
Repose-toi. Tu auras besoin de toutes tes forces ce soir. Et puis je n’ai
personne d’autre à qui parler.
Tiron paraissait mal à l’aise.
— Non, il faut absolument que je parte maintenant.
— Je comprends. Cicéron t’a simplement envoyé pour me
surveiller.
Tiron haussa les épaules, en s’appuyant sur sa béquille. Son
regard devint fuyant.
— En fait Cicéron m’a envoyé pour te transmettre un
message.
— Un message ?
— Oui, il exige que tu restes dans la maison, il t’interdit
de sortir.
— Je n’ai pas l’habitude de rester enfermé nuit et
jour. J’irai peut-être faire un tour au Forum
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