Du sang sur Rome
rien.
Cicéron s’éclaircit encore une fois la voix. Il parlait
maintenant plus fort et avec plus d’assurance.
— Suis-je plus hardi que ces hommes qui se taisent ?
Plus épris de justice ? Je ne le crois pas. Ai-je tellement envie d’entendre
ma voix résonner dans le Forum et de m’attirer des louanges pour m’être exprimé
sans détours ? Non, si un orateur plus talentueux que moi mérite ces
éloges. Pourquoi est-ce moi, plutôt qu’un homme de grande réputation, qui ai
accepté d’assumer la défense de Sextus Roscius d’Ameria ?
« En voici la raison : si l’un de ces prestigieux
orateurs s’était levé pour parler dans ce tribunal et avait fait des allusions
de nature politique – ce qui est inévitable dans un procès comme
celui-ci –, on aurait déformé sa pensée. Des rumeurs auraient circulé. Ces
hommes ont une telle stature dans le monde politique qu’aucune de leurs paroles
ne passe inaperçue, aucune allusion dans leurs discours ne reste ignorée. Moi,
en revanche, si je peux dire tout ce qu’exige cette affaire sans craindre des
réactions hostiles ou des controverses fâcheuses, c’est parce que je ne me suis
pas encore engagé dans la carrière politique. Personne ne me connaît. Si, par
hasard, je commets une indiscrétion, si je révèle un secret embarrassant,
personne ne le remarquera. Si on s’en aperçoit, on me pardonnera cette
faiblesse en la mettant au compte de ma jeunesse et de mon manque d’expérience. »
Il y eut encore des bruits de chaises. Erucius cessa d’examiner
ses ongles, fronça le nez et regarda au loin, comme s’il venait d’apercevoir
une nuée menaçante.
— Ainsi je n’ai pas été choisi parce que j’étais l’orateur
le plus doué, avoua en souriant Cicéron pour s’attirer l’indulgence de la
foule. Non, j’étais simplement la seule personne qui restait quand tous les
autres avaient refusé. J’étais le seul qui pouvait plaider sans danger. On ne m’a
pas pris pour que Sextus Roscius ait la meilleure défense possible, mais
simplement afin qu’il ait quelqu’un pour le défendre.
« Vous allez demander : quelle est donc cette
appréhension, cette peur qui écarte les meilleurs avocats et ne laisse à Sextus
Roscius qu’un simple débutant pour lui sauver la vie ? En entendant parler
Erucius, vous ne devineriez jamais qu’un véritable danger existe, puisqu’il a
volontairement évité de nommer celui qui l’emploie et les motifs pervers qui
ont poussé ce dernier à traduire mon client en justice !
« Qui est donc cette personne ? Quels sont ses
motifs ?
« Les biens de feu
Sextus Roscius, qui devraient tout naturellement appartenir à présent à celui
qui est son fils et son héritier, comprennent des fermes et des propriétés dont
la valeur dépasse six millions de sesterces. Six millions de sesterces, c’est
une fortune considérable, fruit d’une longue vie laborieuse. Pourtant tous ces
biens ont été achetés par un certain jeune homme, sans doute à une vente aux
enchères publiques, pour la somme stupéfiante de deux mille sesterces. Une véritable affaire ! Ce jeune
acheteur avaricieux était Lucius Cornélius Chrysogonus. Ce nom fait sensation,
semble-t-il. Pourquoi en serait-il autrement ? L’homme est
exceptionnellement puissant. Le prétendu vendeur de ces biens, qui représentait
les intérêts de l’État, était le vaillant, l’illustre Sylla, dont je mentionne
le nom avec tout le respect qui lui est dû. »
A ce moment-là, un chuintement prolongé se fit entendre, car
chacun se tournait vers son voisin et chuchotait, la main devant la bouche.
— Pour être franc, c’est Chrysogonus qui a machiné ces
accusations contre mon client, poursuivit Cicéron. Sans la moindre
justification légale. Chrysogonus s’est emparé des propriétés d’un innocent. Ne
pouvant jouir pleinement des biens qu’il a volés tant que leur propriétaire
légitime est encore vivant, il vous demande, juges de ce tribunal, d’apaiser
son angoisse en supprimant mon client. Alors il pourra dilapider la fortune de
feu Sextus Roscius comme il l’entend.
« Juges, cela vous paraît-il convenable ? Est-ce
honnête ? Est-ce équitable ? Laissez-moi maintenant vous présenter ma
requête. Elle vous paraîtra plus modeste et plus raisonnable.
« Premièrement : que ce scélérat, Chrysogonus, se
contente de nos richesses et de nos biens. Qu’il s’abstienne d’exiger en plus
notre
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