Eclose entre les lys
ce
matin-là, son terrain d’entraînement. Cris des jouteurs, ahanements des lutteurs,
charges de sabots furieux se mêlaient aux hennissements, aux coups de marteau,
à la stridence des scies, et aux mugissements des bœufs de trait.
Le sénéchal du Berry se redressa, haletant. Il
avait les narines pincées ; son corps ruisselant de sueur était encore
agité du frémissement de ses muscles après ce terrible effort. Des mèches de
cheveux lui mâchuraient le front et les joues, collant à sa peau mate devenue grise
de peur. Il embrassa des yeux le paysage. À quelques pas, de jeunes seigneurs
s’entraînaient au maniement de la lance sur un mannequin de paille suspendu à
un pieu, appelé la quintaine. Bernard d’Armagnac, à pleine course sur son
destrier, l’enleva d’un seul coup avec son piquet : un exploit qui lui
arracha un cri de triomphe. Des charpentiers qui passaient l’applaudirent avant
de poursuivre leur chemin vers la construction du beffroi de la lice, où se
trouveraient les loges des dames.
Depuis les premières heures du matin, on
s’affairait à préparer les fêtes du mariage. Une cohue de manouvriers bâtissait
des estrades, préparait la lice, dressait une forêt de tentes pour y loger la
multitude – la ville n’y suffisait déjà plus. Cette nuit, les
chevaucheurs et les hérauts étaient partis aux quatre coins de l’horizon pour
aller crier la nouvelle : « Le roi épouse ! » Et l’on
attendait foule aux festivités qui suivraient, plusieurs jours durant, cet
événement considérable. Comme à l’ordinaire en de telles circonstances, il y
aurait aussi affluence de jongleurs, ménestrels, acrobates, montreurs de bêtes,
marchands ambulants, et leur cortège habituel de mendiants, de ribauds et de
filles folieuses. Une pléthore, qui accompagnait toujours ces réjouissances,
était aussi l’occasion de débauche et de mauvais coups. Les fidèles en avaient
perdu le chemin de la châsse du chef de saint Jean-Baptiste.
Charles VI, toujours étendu sur le sol, avait
repris sa respiration.
— Bravo, Bourdon ! Tu as la rage qu’il
convient, lança-t-il gaiement à son adversaire.
Le sire de Graville restait hagard, épouvanté
par la violence de son geste. Il entendait encore cette voix qui était montée
du plus profond de ses entrailles et qui lui disait « Tue, tue,
tue ! ». Il ressentait l’horreur d’y avoir cédé dans le vertige d’un
instant, alors que son roi venait de tomber.
— Si l’épée avait été d’acier, mon bouclier
n’y aurait pas suffi et tu me rompais en deux, maraud ! continuait le roi,
qui jubilait à cette perspective.
La plupart du temps, l’entraînement se faisait
avec des lances émoussées et des armes de bois tendre ou de cuir bouilli afin
de limiter les blessures, car il n’était pas rare qu’il y ait des morts ou
blessés lors de ces exercices violents ; et ces accidents étaient
considérés comme de mauvais présages. Avec son favori, Charles VI avait
ainsi lui-même décidé des règles de leur combat : épée de bois contre écu.
Cette résolution avait sauvé la vie du jeune souverain.
— Eh bien, gentil Bourdon, tu ne m’en as
encore rien dit ? demanda-t-il en se mettant à plat ventre.
L’expression du sénéchal se durcit tandis qu’il
regardait le roi arracher une pâquerette pour en mâchonner distraitement la
tige. Nul autre que Bois-Bourdon ne possédait dans le regard cette intensité
d’oiseau de proie, qui pouvait prendre une étrange fixité. Ses prunelles
étaient si noires que l’on n’en distinguait pas la pupille. Il avait un nez
aristocratique, fin et busqué, à la racine étroite. Ses yeux trop rapprochés
lui donnaient le charme d’un léger strabisme, qui aiguisait encore leur
puissance ténébreuse.
— Rien dit ? À quel propos,
monseigneur ? répondit-il enfin.
— De la princesse de Bavière. Et qui
d’autre ?
Compagnons de débauche, ils n’avaient point de secret
l’un pour l’autre, et parlaient volontiers des femmes avec grivoiserie.
Cependant, le sire de Graville, cette fois, sentait ne pouvoir supporter
qu’Isabelle soit le sujet d’une conversation libertine.
— Eh bien ? Qu’en dis-tu ? insista
le roi.
— Je m’en garderai bien, mon cher seigneur,
de peur que ma très haute opinion d’elle ne passe pour basse flatterie.
— Dis toujours.
— Dispensez-moi, par pitié, sire. N’aiguisez
pas ma concupiscence jusqu’au crime de
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