Edward Hopper, le dissident
vie.
Le regard d’autrui, le regard à venir, est-il présent, prévu, préfiguré, pressenti dans l’œuvre du peintre, et en quelle mesure ? Quelle place le témoin futur, imaginaire, a-t-il dans le dessein et le travail de celui par qui l’image, la peinture, voit le jour, sortant de quelles ténèbres inconnues ? Quelle part, négative, positive, dans la genèse de la peinture ? Et quel est le regard du peintre lui-même, non plus sur l’extérieur, le monde, ces objets, aliment de son œuvre, mais sur son tableau, en cours de route, in progress , ou lorsqu’il est sur le point de le tenir pour achevé ? À quel moment le peintre voit-il son œuvre « du dehors », comme s’il était un autre que lui-même, comme s’il était « à notre place » ? Le peut-il jamais ?
Vient un moment où le peintre doit « prendre du recul » : ces mots, pour le peintre, sont à prendre littéralement, mais ils impliquent une attitude spirituelle ; une espèce de détachement, après un engagement analogue à celui du rêveur dans son rêve ; mais ce rêve du peintre est physique, visible. L’exposition, la
rétrospective, parfois la galerie d’un musée, ou la nature et le paysage qui fut le sujet de la toile, quand il ne s’agit pas d’une œuvre incorporée à un édifice et constituant une sorte de « décor », est, pour le peintre, un lieu complémentaire de l’atelier. Il est devant son œuvre, ou parmi elle, en son sein, comme s’il était un visiteur, un autre . S’il entend les propos de vrais visiteurs, s’il lit l’article d’un critique, c’est alors d’une « objectivation », subjective, de son œuvre qu’il fait l’expérience. Il s’est mêlé, comme un fantôme, un esprit, à sa postérité. Avec le désir et le devoir de vivre et d’œuvrer encore.
Le peintre ne peint-il que pour découvrir ce qui est enfoui en lui et qu’il est seul à pouvoir connaître et rendre visible ? Archéologue de ce qui est toujours à venir, en lui pourtant dès le principe. Explorateur d’une enfance future, intemporelle. Révélateur de sa propre vie. Peignant, encore, encore, pour savoir ce dont il était porteur, ce dont il avait reçu la grâce, et s’il lui a été fidèle. Il m’a semblé entendre un jour cela dans la parole d’un vieux peintre, et je détournais les yeux pour ne pas voir ses larmes tandis qu’il me parlait, à mi-voix. Parviendrait-il au terme de sa vie, c’est-à-dire de son œuvre ? Arriverait-il à temps au rendez-vous avec lui-même qui était le sens de toute son existence ? La question, tragique, n’était plus d’atteindre la beauté, et encore moins de rencontrer l’assentiment, l’approbation, l’admiration d’autrui ; elle était de l’ordre de la « révélation », d’un voile levé par celui seul qui le pouvait lever, puisque le voile et l’existence de la chose dévoilée ne faisaient qu’un. Parviendrait-il à ce point ultime qui était la raison d’être de tout ce qui précédait ?
Hopper avait ce sentiment d’un « noyau » interne à l’artiste, presque inaltérable. « In every artist’s development, the germ of the later work is always found in the earlier. The nucleus around which the artist’s intellect builds his work is himself, the central ego, personality, or whatever it may be called, and this changes little from birth to death. What he was once, he always is, with slight modifications. Changing fashions in method or subject matter alter him little or not at all. » « The only real influence I’ve ever had was myself » : « La seule réelle influence que j’aie jamais reçue, c’est moi-même. »
Sans doute, quand il s’agit d’un peintre véritable, non d’un fabricant, un fabricateur, le peintre, dans l’essence de ce qui le fait singulier, unique, n’a-t-il, tandis qu’il peint, et s’il ne s’agit pas d’une commande, aucun regard en lui qui lui serait « extérieur » ; sans doute n’a-t-il d’autre regard que ce regard tout intérieur, et charnel, pourtant, sensible : regard, devenu visible, qui est la peinture. Analogue à l’écoute chez un écrivain, tendant l’oreille vers ce qui semble « dicté », ne fût-ce que par le génie de la langue.
Quel est le monde de Hopper ? Quel est le regard de Hopper ? Quel est son « monde intérieur », que l’œuvre manifeste ? Plus nous cherchons à rapprocher ce monde et ce regard, cet œuvre, de ceux d’autres
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