Edward Hopper, le dissident
joue entre l’homme au chapeau cerné d’un ruban noir et la femme qui porte au niveau de ses lèvres on ne sait quoi : rouge à lèvres, cigarette, paquet de cigarettes. Il s’agit donc d’une histoire d’amour ou de désir, partagés, ou non partagés ; d’une histoire de couple, en crise, qui se retrouve, ou qui est sur le point de se défaire. Et nous portons attention à la proximité de la main de l’un et de la main de l’autre (se touchent-elles, d’un doigt ?) ; cependant que leurs tasses, de part et d’autre du couple incertain qu’ils forment, sont éloignées l’une de l’autre.
Les deux autres personnages semblent n’avoir qu’un rôle de comparses. Regardons mieux : on dirait que l’homme face à nous et le serveur, de profil, se regardent, se parlent. Le serveur paraît déjà vieux,
visage maigre, visage de qui s’use au travail, aussi tard dans la nuit que le client veut s’attarder. Il est assujetti, tandis que l’autre est libre de son temps. Comment gagne-t-il sa vie et que fait-il, avec cette femme, à cette heure ? L’autre homme, au même chapeau, qui est comme son double, est-il là par hasard ? Il pourrait y avoir quelque chose en lui d’un espion, d’un garde du corps. L’enjeu ne serait-il pas de récupérer cette femme, une entraîneuse, de la convaincre de les suivre, pour se produire dans une boîte de nuit ?
Il se peut que le serveur s’interpose, se mêle à la conversation, fût-elle muette, ou pleine de sous-entendus. Joséphine Hopper trouvait que l’homme vu de dos était « sinistre ». En argot, nighthawks se dit de gens nuisibles, arnaqueurs, escrocs, truands ; souteneurs, peut-être ; toutes gens pour qui les autres sont des proies. La blancheur du calot et de la veste du serveur pourrait signifier l’innocence au milieu de la noirceur. Sait-il ce qu’il risque à vouloir défendre quelqu’un qu’il voit menacé, fragile ? Les gens dans un bar, les clients, passent, reviennent, ne reviennent plus, racontent leur vie, se taisent. Le serveur, le barman, est le pivot de cette roue ; le spectateur, le confident, le comparse. Ceux qui s’accoudent au comptoir, devant lui, commandent quelque chose, mettent quelques pièces dans la soucoupe, sur le zinc, jouent leur rôle. Il connaît l’humanité comme aucun de ses clients.
14
Le regard de Hopper, le regard du peintre
« Unir le regard extérieur et le regard intérieur » était, comme celui de bien des peintres, le dessein de Hopper : « Great art is the outward expression of an inner life in the artist, and this inner life will result of his personal vision of the world », disait-il, en se référant à Goethe. « My aim in painting is always, using nature as the medium, to try to project upon canvas my most intimate reaction to the subject as it appears when I like it most ; when the facts are given unity by my interest and prejudices » : « Le grand art est l’expression extérieure d’une vie intérieure à l’artiste, laquelle provient de sa vision personnelle du monde… Quand je peins, je cherche toujours, utilisant la nature comme moyen, à fixer sur la toile mon sentiment le plus intime à l’égard d’un sujet au moment où il me touche le plus ; lorsque ce qui est là présente une certaine unité par l’intérêt et la préférence que je lui porte. »
Le monde qu’est l’œuvre du peintre est miroir de soi-même, de sa vie, de toute sa vie, jusqu’en son tréfonds qu’il ignore, et dont naît en partie la substance de l’œuvre. L’œuvre, comme le rêve, le songe, est confidence, aveu : nudité voilée. « Le paysage est un état d’âme » : on l’a répété ; non seulement le paysage :
l’œuvre. Et nous ne voyons pas l’œuvre du peintre sans que notre regard, notre regard intime, notre vie, la métamorphose ; de même que le regard du peintre, son être, a métamorphosé le monde, le monde réel, visible, tangible, en cette peinture, telle peinture, qui n’est rien qu’un peu de matière sur de la matière, et qui a le prix inappréciable de l’humanité ; en cette peinture, ce tableau, cette surface qui peut n’être pas plus large que la paume, ou être vaste comme une coupole; en telle peinture, et en cet ensemble et cette somme de peintures, qui est son œuvre : attestation de la présence d’un homme au sein du monde, visible et invisible, au sein d’un temps, d’un moment de l’histoire; le temps de sa
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